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« William Kentridge Schostakowitsch 10 » à Lucerne – Un drôle d’album sonore – Compte-rendu
On a eu coutume de composer des musiques pour accompagner les films, dès les débuts de l’image cinématographique. Mais ici, pour cet étrange projet dont le Luzern Sinfonieorchester a été l’interprète, il s’agit exactement du contraire : donner à voir la substance d’une œuvre musicale, la faire replonger dans son temps, raconter l’irracontable sans pour autant dérober la vedette à la musique, ni la transformer en simple support. Une aventure horriblement difficile et dont on sort quelque peu interloqué et troublé, par sa teneur et sa forme. L’idée est née de l’inventif et dynamique intendant de l’Orchestre, Numa Bischof-Ulmann, musicien passionné et économiste avisé qui ne craint pas de prendre des risques et porte haut et fort les couleurs d’une aventure sonore originale, pour secouer les habitudes et mieux faire percevoir la richesse de nos héritages : ainsi n’a-t-il pas craint de programmer un festival Saint-Saëns !
Dans les terribles années Staline
Là c’est la lourde histoire de Chostakovitch qui lui a suggéré de proposer cette mise en images au personnage perturbant et perturbé qu’est le Sud-africain William Kentridge, plasticien, vidéaste et metteur en scène auquel on doit un Wozzeck d’anthologie au Festival de Salzbourg : artiste aux multiples talents que notre Académie des Beaux-Arts a d’ailleurs accueilli en son sein l’an passé au titre de Membre associé étranger. A eux deux, ils ont voulu plonger dans les années terribles vécues du temps où Staline écrasait toute velléité de vie, et notamment de vie artistique. Les rapports de Chostakovitch avec cette tyrannie furent ô combien complexes, contraignants, étouffants, et la sublime Symphonie n° 10, sans doute la plus belle et assurément la plus jouée, ne put voir le jour qu’après la mort du tyran, en 1953. Un univers auquel Kentridge est particulièrement sensible, puisque juif lituanien d’origine, il a grandi dans l’infamie de l’apartheid. Un beau doublé …
Déroutante galerie
Le choix de Kentridge pour évoquer ces années de nuit obscure est bizarre, mais bien marqué par son monde habituel. Axé sur une esthétique de collages, de poupées animées et répétitives qui se croisent sur fond de musée soviétique désolé et de piscine vide où l’on sait que rôde la menace, son film étrange n’est pas sans rappeler l’esthétique de Picabia, Love Parade notamment, et celle des dadas. On contemple cette déroutante galerie sans véritablement y découvrir d’histoire, avec des miettes de personnages qui s’agitent maladivement, à la fois menaçants et ridicules: Staline, Trotski, Lénine défilent comme dans un puppet-show, tandis que quelques images d’archives montrent un peu la foule russe, des soldats, ou Chostakovitch lui-même, tête plantée sur un corps en accordéon de papier. Tandis qu’obsessionnellement le visage aux yeux globuleux de Maïakovski, le poète communiste auquel Kentridge a emprunté les textes qui défilent sur l’écran et notamment le titre O, to Believe in Another World, revient sur l’écran nous regarder fixement, comme dans un rêve halluciné. Un choix esthétique et intellectuel qui laisse perplexe car on n’y retrouve pas vraiment le climat pathétique, le sublime romantisme désespéré de la musique de Chostakovitch, qui affirme incontestablement ici un caractère mahlérien. Une danse de mort, donc, qu’on verrait mieux adaptée par ses brisures et ses secousses démoniaques aux musiques plus provocantes des années 30, tandis que celle de Chostakovitch demeure, malgré ses innovations, dans la foulée du grand héritage russe, mais aussi européen de l’ouest.
Le drame d'un homme et d'une époque
L’idée dérange, la réalisation laisse perplexe, mais l’interprétation orchestrale est elle, majeure et c’est la musique qui l’emporte sur les tyrannies, grâce à un chef issu d’une illustre famille, les Sanderling : Michael Sanderling, fils tardif d’un Kurt Sanderling qui fut très proche de Chostakovitch, a cette musique dans le sang, et il raconte avec émotion avoir côtoyé Chostakovitch chez lui dans son enfance. Après avoir accompli un solide travail au Philharmonique de Dresde, il a été nommé à la tête du Luzern Sinfonieorchester, dont on redécouvre, même si on a déjà pu s’en rendre compte lors de ses tournées, parisiennes notamment, qu’il est une force majeure de la carte musicale européenne.
Et Michael Sanderling, avec une fluidité impalpable, une complicité amoureuse avec l’Orchestre, fait chanter les harmonies étreignantes de cette Symphonie n°10, et vibrer toute son énergie dévastée, souterraine, drame d’un homme et d’une époque. Comment fabriquer de la beauté avec l’horreur… Après avoir admiré le velouté des cordes, l’éclat des vents, on en redemande et on savoure d’avance la saison à venir de ce chef qui ne partage pas la brutalité de nombre ses contemporains, mais sait creuser au plus profond les messages de la musique. On aura même droit, le 26 août prochain, à une pièce de Lili Boulanger, D’un matin de printemps, ce qui est particulièrement rare. Sans parler du Festival de piano programmé du 7 au 11 février 2023 (1) par le maître de maison Numa Bischof-Ullmann, fou de clavier et grand ami de Martha Argerich. Encore des pages majeures à inscrire au parcours de cet orchestre fondé en 1805 et qui joint l’esprit de découverte à la plus parfaite tradition classique.
Jacqueline Thuilleux
(1) sinfonieorchester.ch/de/klavierfestival-le-piano-symphonique/
Lucerne (Suisse), KKL, le 15 juin 2022 / www.sinfonieorchester.ch
Photo © Philipp Schmidli
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