Journal
Orphée et Eurydice au Théâtre des Champs-Elysées – L’essence du drame musical – Compte-rendu
On peut laisser de côté les diverses considérations sur les versions multiples de ce précoce chef-d’œuvre de Gluck, entre sa période italienne et sa grandiose Iphigénie en Tauride, oublier les conflits qu’il eut avec les interprètes, et que l’Empereur autrichien dut calmer lui-même, les rajouts vocaux, chorégraphiques, pour répondre à diverses injonctions ou simples demandes, les traductions qui le firent pour la France devenir Orphée au lieu d’Orfeo ed Euridice, et ne garder que l’essentiel, puisque c’est ainsi que nous le livrent Thomas Hengelbrock, avec son ensemble musical et choral Balthasar Neumann, et Robert Carsen, dont le Théâtre des Champs-Elysées reprend ici une mise en scène présentée en 2018.
Cet essentiel, car la musique de Gluck est emblématique d’une recherche d’expression épurée, mais non éthérée, on le goûte avec bonheur dans le chemin que Carsen a su tracer au milieu de mythes plus ou moins contradictoires et faire de cette quête initiatique autant que déchirante un long chemin processionnaire au cœur de la brûlure de l’amour. Tout, ici, déroulé sur un plateau nu où seule se devine la fosse de la défunte, puis dans des enfers vides de décors, où les personnages sont juste éclairés de quelques lueurs, est en noir et blanc, dosé par Peter Van Praet : ce n’est qu’un tracé, une ligne au scalpel pour suivre les cheminements de la douleur d’Orphée, puis, celle plus classiquement humaine d’Eurydice, et répondre à la ligne musicale qui se déroule comme un long serpent.
© Vincent Pontet
Les costumes de Tobias Hoheisel sont d’un deuil contemporain, plus que sobres, et rien ne détourne de la souffrance d’Orphée, double puisqu’elle s’accroît lors de la remontée des enfers, et de sa joie finale dont on doit dire qu’elle semble convenue, car le mythe est beaucoup plus cruel que cet heureux dénouement. Mais qu’il est bon que les dieux aient disparu du plateau, grâce aux aspirations de Gluck à un art dépouillé où la musique dirait tout, qu’il est gratifiant de suivre ces courbes, heureuses ou censément malheureuses qui déroulent leur mélodie en un ballet de notes. Et qu’il est magnifique d’entendre des voix telles que celle du jeune Jakub Józef Orliński crier puis moduler sans fin, résonnance double de sa nature de chantre capable par sa voix d’apaiser les fureurs, même les plus démoniaques, mais aussi d’incarnation de l’amour impossible, vision néoplatonicienne de l’être incapable de survivre sans sa moitié …
© Vincent Pontet
Le contreténor, qui succède, comme il est d’usage aujourd’hui, à une longue lignée d’interprètes de tous ordres, puisque créé en 1762 pour le fameux et intelligent castrat Guadagni, le rôle passa ensuite par les cordes vocales de ténors aigus, puis de contraltos ou mezzos, avant de trouver semble-t-il son expression idéale dans la nouvelle vague des contre-ténors, magnifiée par des personnalités telles que celles de Philippe Jaroussky, Bejun Mehta et aujourd’hui Orliński. Libérée des anciennes pyrotechnies, la voix trouve ici le meilleur de sa signification, même si le jeune Jakub Józef a besoin de la chauffer quelque peu, ce qui est banal. Parfois aux limites de la justesse, elle se place vite, et exhale un parfum qui, aurait dit Platon, « calme le cœur troublé des dieux et des hommes ». Développée avec d’infinies nuances, la mélodie gluckienne se courbe ainsi en délicat roseau, ou vibre furieusement sous les vents mauvais, sans rupture.
On notera juste chez le jeune contre-ténor une présence scénique un peu contrainte : il faut dire que le rôle, qui le mène d’emblée aux bords d’une tombe le jour de ses noces, puis aux enfers, et enfin le paralyse dans l’interdiction qui lui est faite, ne l’y aide guère. Mais il faut garder les yeux fermés pour voir la lumière, et cela, même le divin Orphée ne l’accepte pas. Il demeure humain, et la musique de Gluck garde sa tenue volontaire au sein des contradictions et des tourments.
© Vincent Pontet
Face à lui, deux magnifiques figures féminines, auprès desquelles le pauvre Orphée est bien faible : l’Eurydice de Regula Mühlemann, annoncée comme légèrement touchée par les précoces frimas de l’automne, et qui n’en pas moins été superbe, belle et intensément émouvante, et le frétillant Amour incarné par Elena Galitskaya, seule concession aux restes du baroque, et il faut l’avouer, petite bouffée d’oxygène. Toutes deux en noir, ce que l’on regrette un peu pour l’Amour, qui n’est pas habitué à pareil traitement.
Thomas Hengelbrock © Florence Grandidier
Dans la fosse, Thomas Hengelbrock ne fait lui non plus aucune concession au moindre alanguissement : puissamment investi dans ce répertoire, il conduit, dans tous les sens du terme, avec une vigueur décapante, parfois excessive mais qui a l’avantage de ne jamais laisser l’action retomber, et perdre un atome de son implacable intensité. Les chœurs et les musiciens de son Ensemble Balthasar Neumann sont eux aussi portés par cette force, qu’on avait déjà remarquée lors de leur interprétation du même Orphée dans la version chorégraphiée de Pina Bausch à l’Opéra de Paris, de 2005 à 2014. On a pris avec eux une leçon d’élégance, d’excellence, d’intelligente émotion.
Jacqueline Thuilleux
Photo © Vincent Pontet
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