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​Lady in the Dark de Kurt Weill par Opera Zuid – Le freudisme expliqué à Broadway – Compte-rendu

 

En quittant le vieux continent, Kurt Weill n’imaginait pas forcément qu’il allait pouvoir composer davantage « à l’ancienne » une fois dans le Nouveau Monde. A l’ancienne, au sens où son arrivée aux Etats-Unis lui permit de composer des œuvres ressemblant bien davantage à des opéras que ce qu’il avait pu concevoir jusque-là. Avant d’aboutir à cet « opéra américain » qu’est Street Scene (1946), les comédies musicales qu’il écrivit montrent qu’il était à la recherche de nouvelles formes. Lady in the Dark (1941) en témoigne parfaitement, car son découpage dramatique alterne scènes entièrement parlées – la réalité que vit Liza Elliott, directrice d’un grand magazine de mode – et scènes entièrement chantées – les rêves durant lesquels s’expriment ses fantasmes et ses frustrations.
 
 

© Bjorn Frins

Car l’autre originalité de ce musical est de reposer sur la psychanalyse, à une époque où la culture populaire américaine commençait à s’y intéresser de près (La Maison du Dr Edwardes, avec son rêve pour lequel Hitchcock sollicita Salvador Dali, sortit en 1945). Bien entendu, le traitement psychanalytique que suit l’héroïne se réduit à quelques caractéristiques faciles à assimiler, qui rapprochent l’analyse de la « clef des songes » et font ressortir un traumatisme causé par les parents de Miss Elliott. Freud est mis à la sauce Broadway, et c’est un souvenir d’enfance – comme dans Citizen Kane, daté de la même année 1941 – qui sert ici de déclencheur grâce auquel l’héroïne saura finalement choisir l’homme avec qui elle sera heureuse …
 
En France, Jean Lacornerie avait monté en 2008 Lady in the Dark avec le savoir-faire qui le caractérise, mais cette production itinérante n’avait pas le faste qui avait marqué la création de l’œuvre près de trois quarts de siècle auparavant. En février 2020, un spectacle mis en espace par Benjamin Prins, conjuguant les forces d’Opera Fuoco et d’Opera Zuid, avait connu une unique représentation pour les raisons que l’on devine. Cette fois, en novembre-décembre, Opera Zuid propose dans plusieurs théâtres du Benelux une version qui dispose de tous les moyens souhaitables, avec six danseurs, un chœur de vingt-cinq chanteurs dont beaucoup interprètent de menues interventions en tant que solistes, et un orchestre suffisamment fourni. Comme c’est désormais la tradition dans ce genre, tous les artistes sont sonorisés, mais de manière tout à fait discrète et sans excès de décibels. A la tête de la philharmonie zuidnederland, David Stern retrouve l’œuvre qu’il dirigea pour une unique représentation début 2020, et il sait en mettre en valeur toutes les facettes, qu’il s’agisse des rythmes de danse sud-américains, du jazz, ou du style « Opéra de quat’ sous » qui prévaut encore dans certains passages.
 

© Bjorn Frins

L’unique rôle exclusivement parlé, celui du Dr Brooks, est ici confié à une femme (l’actrice néerlandaise Sylvia Poorta, très à l’aise en anglais) : comme l’explique à juste titre la metteuse en scène britannique Anna Pool, c’est un moyen, sans changer l’époque de l’œuvre – les années 1940 sont évoquées dans les beaux décors et costumes de Madeleine Boyd, qui renvoient clairement aux comédies musicales de l’âge d’or hollywoodien – de gommer le sexisme de la relation analysant/analyste qu’on trouve dans le livret signé Ira Gershwin et Moss Hart. Quant au rôle-titre, ce n’est pas Maartje Rammeloo qui l’interprétait lors la représentation du 26 novembre, mais sa doublure, la mezzo franco-britannique Alexia Macbeth, protagoniste du spectacle de 2020, qui prête une fragilité émouvante à cette executive woman confrontée à ses démons.

Face à elle, on retrouve le baryton Quirijn de Lang, aussi convaincant sur le plan vocal que scénique dans le personnage de l’acteur vedette Randy Curtis. Autour d’eux, Opera Zuid a largement puisé dans le vivier anglo-saxon, et l’on sait que les acteurs britanniques ou américains excellent à passer du parlé au chanté : Simon Butteriss et son cocasse Russell Paxton, Jeremy Finch White qui prête toute sa maturité à Kendall Nesbitt, et Elliott Carlton Hines, tout à coup projeté dans le rôle du héros dans les dernières minutes de l’œuvre. Pour les voix féminines, en revanche, c’est bien des Pays-Bas que viennent Veerle Sanders et Nienke Nasserian, complétant à merveille la distribution réunie pour ce spectacle enthousiasmant.
 
Laurent Bury

 

Kurt Weill, Lady in the Dark – Luxembourg, Grand Théâtre, samedi 26 novembre ; prochaines représentations le 1er (Heerlen), le 6 (Rotterdam), le 8 (Breda) et le 11 décembre 2022 (Maastricht) // operazuid.nl/en/events/lady-in-the-dark/
 
Photo © Bjorn Frins
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