Journal
Faust de Jean-Christophe Maillot par les Ballets de Monte Carlo – Pour l’amour du vertige – Compte-rendu
Un Faust précédé quelques jours avant d’un spectacle double sur lequel se clôturait le Monaco Dance Forum, lequel ouvre tant de fenêtres sur le monde dansé. Final du festival donc avec l’Opus 40, ludique et pétillante évocation des émotions juvéniles, à la veille de se piquer à la rose de l’amour, et que Maillot écrivit pour ses 40 ans : menée par la fine Ashley Krauhaus, une sorte de balade sur pointes, genre dans lequel Robbins, Balanchine et Neumeier ont donné, avant que Maillot n’y apporte sa touche personnelle, faite de décontraction, d’ivresse corporelle encore intuitive, de sensualité naissante, et dessinée avec des attitudes d’un parallélisme jouissif, comme sut le faire Paul Taylor autrefois. Ici, c’est Meredith Monk qui sert de trame musicale à l’envol des corps, mais il y a du Ravel dans cette ambiance acidulée, et on ne peut s’empêcher de songer à son Concerto en sol pour la soutenir. Au public donc, de s’inventer un autre ballet pour aller vers ses propres émotions, puisque l’œuvre lui appartient, après coup.
Evolution vers un monde plus structuré, plus dur, où convenances et transes se mêlent avec Noces, sur la rude et compacte musique de Stravinsky, dont l’acidité est encore accentuée par l’enregistrement choisi, celui réalisé par Boulez en 1985, qui reste fidèle au texte de Ramuz mais enlève un peu du charme lourdement russe de la version originale. L’accomplissement du rite marial, avec son trouble, sa force et son intégration dans les structures sociales est traité par Maillot en une géométrie mobile impressionnante, et un regard ironique, notamment avec le choix pour la mariée d’une danseuse au physique androgyne, très attachante, Anna Blackwell, dont l’allure de jeune garçon complique encore la lecture, tandis que le marié, Simone Tribuna, séduit par son ardeur et sa vivacité.
Puis course à l’abîme avec Faust, donc, qui fut un drôle de cadeau fait au Rocher pour Noël 2007 : aboutissement de la quête des passions et de la jeunesse, amour fou autant qu’impossible, face à face avec le mal, pour se clore sur la Rédemption. Il y eut la légende allemande, il y eut Marlowe, Goethe et Berlioz, et tant d’autres, avant que Maillot ne rejoigne Liszt, avec l’idée géniale de puiser dans sa Faust-Symphonie, que le compositeur dédia à Berlioz, lequel, quelques années plut tôt, lui avait dédié sa Damnation … Les grandes familles ! Et puis, il y eut Béjart, déjà metteur en scène d’une Damnation de Faust qui fit date à l’Opéra de Paris, puis d’un Notre Faust en 1975, sur la Messe en si de Bach, piquetée de tangos argentins, et qui rêvait de travailler sur le thème avec Maillot. Le maître s’éteignit en novembre 2007, et le ballet de Jean Christophe Maillot fut créé en décembre 2007 : il lui est donc dédié, et la chaîne ne s’interrompt pas.
Musique fascinante, cinématographique presque, et mise en place par une sourde introduction de Bertrand Maillot, qui en amène l’ambiance habilement, tout en insérant un souvenir de celle de Gounod. Il faut ici saluer l’interprétation exceptionnelle de l’orchestre Philharmonique de Monte Carlo et des chœurs qui couronnent l’ouvrage avec l’intervention de Robert Dean Smith, sous la direction du Russe Igor Dronov, complice de Maillot depuis la création de sa Mégère apprivoisée au Bolchoï, en 2014. L’œuvre du chorégraphe a été nourrie de cette page symphonique intense, autant que des références connues, grâce au travail qu’il effectua quelques mois plus tôt en Allemagne, où il mit en scène à Wiesbaden le Faust de Gounod, avec toutes les contraintes qu’impose l’opéra, moins libre que le ballet.
Il descendit donc dans ces abîmes et au lieu d’en explorer la quête métaphysique, intraduisible avec la seule danse, il créa une fresque plastique, troublante, angoissante, aux lignes d’un graphisme inouï, dont le personnage de la Mort, inventée par lui, est le maître d’œuvre principal. Là aussi, on s’émerveille et on s’étonne que le couple Maillot-Bernice Coppieters, muse du chorégraphe, et dotée de lignes et d’un charisme abyssal, ait pu enfanter cet étrange bébé qu’est la Mort, qu’elle dessinait de ses doigts effilés, encore allongés par l’artifice du costumier Philippe Guillotel, dont le travail a été un peu remanié dans la version actuelle par Jean-Michel Lainé.
Zones d’ombre du chorégraphe, obsédé par des contes noirs, dont il sait habilement tourner l’ambiance néfaste, fascinante silhouette mortelle qui colle aux vivants, Méphisto flamboyant, comme sorti de quelque théâtre extrême-oriental : les lignes et leur entrelacement, du baiser donné par la Mort à Marguerite emprisonnée, aux secousses des personnages figurant les âmes de Faust, on glisse dans le feu du mal et dans l’ombre du néant. Mais avec des moments d’intense émotion quand Marguerite exhale son âme pure, sur le sublime thème qui la caractérise, moment le plus fort de l’œuvre de Liszt, et dont Maillot a su capter le lyrisme, ce qui ne lui est pas familier. Pas trop de récit donc, afin d’élaguer les multiples péripéties du drame, reprises par l’Opéra, mais des tracés, en longues phrases gestuelles, qui décrivent les âmes des personnages plus que leur histoire. Le tout dans une scénographie expressive et épurée de Rolf Sachs que domine une immense croix, -également présente sur la tunique de Marguerite.
La compagnie monégasque affronte ces enjeux avec une plasticité et une perfection technique, notamment pour les pointes, admirables, qui montrent que l’épisode douloureux du covid, lequel a beaucoup frappé ici, notamment les têtes, sert de tremplin vers plus encore d’engagement et d’expressivité. La splendide Américaine Laura Tisserand se coule dans le collant de la mort avec une félinité fascinante, et l’on imagine combien remplacer Bernice Coppieters n’était pas un pari facile. Héros du mal, le Méphisto de Jaeyong An gambade avec une violence réjouissante, et le beau Francesco Mariottini garde toute sa séduction, tandis que l’on retrouve la pureté délicate d’Ashley Krauhaus pour une Marguerite bouleversante. Ainsi le terrible enjeu mis en scène par Faust peut déboucher sur de la beauté et de la joie.
Là se lit la marque de Jean-Christophe Maillot, capable de détourner les grands drames en prenant quelque distance avec eux, notamment dans les pas de deux un peu sexy de Méphisto et de La Mort, où éternité et néant s’affrontent avec des agaceries. Et lorsque tout est accompli, et que se déroule une longue échelle lumineuse sur laquelle la Mort, finalement étrangère à tout cela, puisqu’elle n’existe pas, gravit quelques barreaux, on se prend à rêver : et si elle montait au 6e étage, pour s’encadrer dans la chambre de bonne où Le Jeune Homme et la Mort de Roland Petit, en 1946, tâtait la corde à laquelle il finirait par se pendre ? Où comment l’imagination peut être allumée par un talent tel que celui de ce créateur, chez qui la malice finit toujours par battre le Malin.
Jacqueline Thuilleux
Photo © Alice Blangero
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