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Une interview d’Alix Boivert, violoniste et fondateur de l’ensemble The Curious Bards – « Le public de la période baroque a très vite aimé ce répertoire populaire et le réclamait »
[Maj 03/01/2024] : Après Paris en novembre, les Curious Bards seront à la Folle Journée, à Nantes et dans sa région, du 26 janvier au 2 février (cf infra), pour une série de sept concerts, dominée par le programme "Indiscretion", mais qui fera aussi place à deux reprises à "Sublimation" (danses et chansons scandinaves du XVIIIe siècle)
Chic, ils sont de retour ! Après le succès de leur CD [Ex]Tradition en 2017, The Curious Bards poursuivent leur exploration du répertoire baroque d’Irlande et d’Ecosse avec un nouvel enregistrement intitulé « Indiscretion », toujours chez Harmonia Mundi. On ne court pas grand risque en prédisant un accueil tout aussi enthousiaste à ce programme gorgé de mélodies et de rythmes entêtants. Il fera l’objet d’un concert de lancement le 23 novembre à Paris, salle Cortot. On s’était promis (1) de donner à cette occasion la parole à Alix Boivert, violoniste et fondateur des Curious Bards en 2015. Rencontre avec un artiste passionné et retour sur un itinéraire pour le moins singulier.
Comme tous les membres des Curious Bards, vous avez une très solide formation de musicien baroque ; vous auriez pu faire le choix d’une carrière bien plus « traditionnelle » et être en train de me parler aujourd’hui d’un nouveau disque Leclair, Bach ou Vivaldi. Qu’est qui vous a poussé à fonder The Curious Bards et à vous lancer dans l’exploration du répertoire qui est désormais le vôtre ?
Chaque membre de l’ensemble a une histoire un peu différente par rapport à ce sujet. En marge de nos études baroques nous étions tous déjà en lien avec la musique traditionnelle irlandaise, que nous avions chacun l’occasion de pratiquer dans les pubs.
J’ai pour ma part commencé la musique irlandaise suite à ma rencontre avec le violoniste Gilles Apap. J’ai acheté tous ses disques ; j’ai appris d’oreille les mélodies et j’ai commencé à former de petits groupes ici ou là. La musique irlandaise a donc toujours été présente parallèlement à mes études. A la fin de mon cursus au CNSMDP de Lyon – dans la classe de violon baroque d’Odile Edouard – je voulais trouver un sujet original et qui m’intéressait vraiment pour mon mémoire de recherche de fin de master. Je me suis alors demandé s’il existait un répertoire populaire du XVIIIe siècle en Irlande. Après quelques petites recherches depuis la France, je me suis rendu compte qu’un beau potentiel se présentait et je suis parti vivre un an en Irlande grâce au programme Erasmus +. De retour à Lyon, j’ai consacré mon mémoire aux « liens entre musique traditionnelle et savante en Irlande et en Ecosse au XVIIIe siècle ».
Lors de leur récital leur récital de sortie de conservatoire, les étudiants ont la possibilité, s’ils le souhaitent, de jouer un peu de musique en relation avec leur mémoire. C’est ce que j’ai fait, avec autour de moi des musiciens et amis qui forment aujourd’hui The Curious Bards. La première pierre a donc été posée dans le cadre de mes études, terminées en 2014. La suite est beaucoup venue de mon jury de master et des professeurs du Conservatoire qui étaient présents. Tous m’ont encouragé à poursuivre dans cette voie, compte tenu de l’abondance du matériau et du peu de gens qui s’y intéressent. La chose a fait son chemin dans mon esprit et, quelques mois plus tard, lorsque j’ai proposé aux musiciens de se lancer dans l’aventure des Curious Bards, tout le monde a répondu présent !
(de g. à dr) : Louis Capeille, Alix Boivert, Sarah Van Oudenhove, Jean-Christophe Morel, Ilektra Platiopoulou, Bruno Harlé © The Curious Bard
Tous les musiciens étaient-ils comme vous étudiants au CNSMD de Lyon ?
Jean-Christophe Morel (cistre), Sarah Van Oudenhove (viole) et moi-même avons fait toutes nos études à Lyon, Bruno Harlé (traverso) a pour part étudié au CNSMD de Paris et Louis Cappeille (harpe) est issu de la Schola Cantorum de Bâle.
Sous les encouragements du jury donc, vous fondez The Curious Bards. Une sorte de « mouton noir » débarquant dans le monde baroque : comment avez-vous été accueillis à vos débuts dans un milieu habitué à fréquenter des répertoires plus « savants » ?
Nous étions un jeune ensemble, proposant quelque chose de très nouveau et en même temps de très accessible pour le public : au tout départ nous avons joui de cette spécificité, cette nouveauté, ce petit « exotisme » que nous apportions. C’est plutôt sur la longueur que nous avons pu ressentir parfois un peu de condescendance du milieu baroque à notre égard. Cela-dit n’en concluez surtout pas que nous nous sentons opprimés ! (rires).
Et pourtant, le répertoire populaire, au XVIIIe siècle, était étroitement mêlé à celui dit « savant » ...
Le public de la période baroque a très vite aimé ce répertoire populaire et le réclamait. Ainsi ces musiques étaient-elles présentes dans les opéras, notamment à Dublin où un intermède populaire figurait quasi automatiquement dans le cours de la représentation. On a par ailleurs un exemple assez intéressant avec Matthew Dubourg (1703-1767), un très bon violoniste élève de Geminiani – Dubourg était premier violon de l’orchestre qui a assuré la création du Messie de Haendel à Dublin (le 13 avril 1742). C’était un féru de musique traditionnelle, connu pour ses qualités d’improvisateur ; j’ai réussi à retrouver quelques manuscrits de variations qu’il a écrites sur des thèmes populaires.
Je viens de citer Geminiani : il est certes Italien, mais il a tout de même écrit un livre de sonates sur des thèmes irlandais et écossais, ce qui n’est pas anodin s’agissant d’un compositeur de cette importance. Du côté écossais, on trouve aussi des compositeurs de musique savante qui se sont intéressés de près au répertoire populaire. Ainsi William McGibbon (1690-1756), auteur de sonates en trio imitées de Corelli, laisse-t-il des recueils de thèmes traditionnels. James Oswald (1710-1795), compositeur en activité à la cour de George III, est pour sa part à l’origine du Caledonian Pocket Compagnion, tout entier occupé par de la musique populaire écossaise. Tout ce que nous jouons provient d’éditions imprimées, dont l’existence témoigne d’un intérêt très fort à l'époque.
© The Curious Bards
Comment s’est déroulé votre travail de recherche à partir de ces sources imprimées, et comment votre démarche a-t-elle a-t-elle été perçue ? Mais tout d’abord, jusqu’où êtes-vous parvenu à remonter dans la chronologie ?
Au tout début du XVIIIe siècle, plutôt du côté écossais, car l’imprimerie s’est développée un peu plus tardivement en Irlande. J’ai d’abord travaillé dans les Bibliothèques nationales d’Irlande et d’Ecosse, en Angleterre aussi. J’ai été formidablement bien accueilli par des interlocuteurs très sensibles au fait que je m’intéresse à ce répertoire – sur lequel très peu d’Ecossais, hormis quelques musicologues, se penchent ; c’est la même chose en Irlande.
Quant aux musiciens traditionnels que j’ai pu rencontrer, j’ai vraiment eu l’impression qu’ils ont un trou de mémoire concernant la période sur laquelle je travaillais. Quand je posais des questions, j’obtenais des réponses farfelues où je me rendais compte par exemple que O’Carolan (1670-1738) était considéré peu ou prou comme un compositeur ... du Moyen-Âge !
Harmonia Mundi HMN 916105
Après avoir mené ce travail de recherche outre-Manche, comment avez-vous construit les programmes de vos deux disques : « [Ex]Tradition », paru en 2017, et « Indiscrétion » qui vient tout juste de sortir ?
« [Ex]Tradition » offrait une initiation aux danses les plus connues et les plus communes de ces pays au XVIIIe siècle. Nous avons voulu aller vraiment plus loin dans la découverte avec le deuxième programme : on y trouve des danses de styles très particuliers, très locaux. L’appellation musique irlandaise, musique écossaise reste très générale et dès que l’on approfondit les choses on découvre des particularités ultra-régionales. Nous avons cherché à mettre en avant cet aspect, cette richesse. Par ailleurs les chansons qui figuraient sur le premier disque étaient uniquement en anglais, avec « Indiscretion » nous avons voulu offrir l’accès à la langue gaélique. Un pan important et en même temps assez compliqué à trouver parce que, en dépit de l’engouement pour cette musique populaire au XVIIIe siècle, la relation entre Anglais et Irlandais était un peu compliquée. Les Anglais qui habitaient à Dublin adoraient cette musique mais n’étaient pas très enclins à favoriser le développement de la langue gaélique et de tout ce qui est présent dans la culture irlandaise. Nous n’avons pas trouvé beaucoup de choses et notre programme ne comprend que deux chansons en gaélique (comme sur le premier disque, la mezzo Ilektra Platiopoulou se tient ici aux côtés des Curious Bards pour les pièces vocales ndr).
Harmonia Mundi HM 905327
Au fait, pourquoi « Indiscretion » ?
Après « [Ex]Tradition », j’ai voulu rester sur un titre se terminant par « tion ». « Indiscretion » m’a paru bien refléter l’esprit d’un disque qui va plus loin, se montre plus « indiscret » et dévoile des aspects cachés du répertoire abordé, comme je viens de vous l’expliquer
Dans vos projets futurs envisagez-vous des programmes qui mettraient en parallèle le populaire et le savant ?
L’an prochain nous proposerons un programme Purcell, non pas pour mettre en regard des pièces de ce dernier et des pages populaires, mais pour souligner l’influence que la musique populaire a exercé sur lui – Purcell est un compositeur de danses assez hallucinant ! Pour la suite, je ne pense que ce soit l’orientation que les Curious Bards prendront ; nous voulons rester spécialisés dans la redécouverte des musiques populaires de l’Europe du Nord au XVIIIe siècle.
Propos recueillis par Alain Cochard le 26 octobre 2023
Les Curious Bards à la Folle Journée 2024
- 26 janvier 2024 (19h) : Rencontre avec Alix Boivert au Parvis de Saint-Nazaire
- 27 janvier 2024 (14h) au Théâtre Simone Veil de Saint-Nazaire (Indiscretion)
- 27 janvier 2024 (19h) aux Atlantes des Sables d’Olonne (Indiscretion)
- 28 janvier 2024 (14h), Scène Joël Le Theule de Sablé-sur-Sarthe (Indiscretion)
- 28 janvier 2024 (18h) à l’Abbaye de Fontevraud (Indiscretion)
- 1er février 2024 (16h15) à Nantes, Salle Orphée (Indiscretion)
- 2 février 2024 (13h15) Nantes, Salle Orphée (Sublimation)
- 2 février 2024 (17h) Nantes, Kiosque Bechstein (Sublimation)
www.follejournee.fr/fr/page/programme-jour-par-jour
Concert de sortie du CD « Indiscretion »
The Curious Bards + Ilektra Platiopoulou (mezzo) et Quentin Viannais (smallpipe)
23 novembre 2023 – 20h30
Paris – Salle Cortot
sallecortot.com/concert/indiscretion-musiques-nationales-d_irlande-et-d_ecosse-au-xviiie-siecle.htm?idr=40634
On pourra en outre les retrouver à Athis-Mons (Les Bords de Scènes/ salle L. Ventura) le 18 novembre (20h30) www.lesbordsdescenes.fr/saison/saison-23-24/the-curious-bards/
et à Beauvais (La Maladrerie) le 1er décembre 2023.
https://www.theatredubeauvaisis.com/programmation/indiscretion-2023-2024/
Photo © The Curious Bards
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