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Une interview de Lukas Geniušas, pianiste – « Rachmaninov est le dernier représentant d’un monde musical »
Lukas Geniušas vient de faire paraître un exceptionnel enregistrement (1) de la Première Sonate de Rachmaninoff (Alpha Classics), interprétée sur le propre instrument du compositeur à la Villa Senar, son lieu de villégiature suisse au bord du Lac des Quatre-Cantons. Le pianiste évoque la découverte de la première version de cette monumentale composition, qu'il considère comme un chef-d'œuvre à l'égal du 3e Concerto. Quelques années après une magnifique anthologie de mélodies de Rachmaninoff aux côtés de la soprano Asmik Grigorian (Alpha Classics), l’artiste russo-lituanien (né en 1990) confirme ses exceptionelles affinités avec la musique du maître russe dans une interprétation qui trouve d’emblée sa place au sommet de la discographie.
Le 6 décembre prochain à Paris, Geniušas sera l’invité de la série « Les Nuits du Piano », salle Cortot. A côté de l’océan de musique de la Sonate n° 1, il a placé les quatre Impromptus op. 90 de Franz Schubert. Rachmaninoff et Schubert, deux compositeurs qu’on n’associe pas forcément, et qui ont pourtant plus en commun qu’il n’y paraît.
Avant d’aborder votre découverte de la Sonate n°1 de Rachmaninoff dans sa première version, évoquons les quatre préludes op. 32 que vous avez placés à côté de la Sonate op. 28 ; les nos 2, 7, 8 et 13. Pourquoi ce choix ?
Il y a une douzaine d’années, j’ai trouvé à Moscou – j’y résidais alors – un volume de préludes de Rachmaninoff. J’avais alors déjà plusieurs fois interprété les 24 Préludes du compositeur dans l’édition généralement utilisée. Le recueil sur lequel j’avais mis la main présentait certains préludes dans une version antérieure, avant que Rachmaninov ne les retravaille. Il y avait une réelle différence, qui justifiait qu’on interprète la première version de ces quelques préludes. J’ai donc choisi quatre préludes pour compléter l’enregistrement du gigantesque chef-d’œuvre que constitue la Première Sonate.
Lukas Geniušas sur le Steinway de la Villa Senar © Sylvain Gripoix
Dès le début de votre disque, on est frappé par le son du piano, à la fois très profond et très clair. Que pouvez vous nous dire de cet instrument, offert à Rachmaninoff par Steinway pour son soixantième anniversaire ?
J’ai été particulièrement touché par le fait que la Fondation Rachmaninoff (2) me laisse jouer sur cet instrument. C’est un piano exceptionnel, qui appartient à une sorte d’âge d’or de la marque Steinway ; la période courant des années 20 aux années 40. Ce piano offre un son profond. Mais outre le piano, j’ai eu la chance de bénéficier d’un ingénieur du son formidable, mon ami très cher Maximilien Ciup, qui a su trouver les solutions afin que l’enregistrement donne un reflet exact de la qualité de l’instrument. Et croyez bien que ce n’était pas facile. Il s’était occupé de tous mes enregistrements précédents. Celui-ci était d’autant plus difficile à réaliser qu’il s’est déroulé dans la Villa Senar, en Suisse, où Rachmaninoff a vécu avec toute sa famille, mais où il n’y a pas de salle dévolue au concert.
Durant vos années d’études, Rachmaninoff était-il à vos yeux « uniquement » un compositeur, ou l’envisagiez vous également comme un grand pianiste ?
Dans mon enfance, j’avais une sorte d’incompréhension par rapport à son jeu, je le situais dans une mauvaise perspective. Pour moi, Rachmaninoff appartenait à une sorte de passé pianistique, une époque révolue. Je me suis aperçu que c’était totalement inexact. Nous devons aujourd’hui nous référer à ses interprétations. Mais dans la tradition pianistique russe du XXème siècle, nous le cantonnions souvent à un unique rôle de compositeur.
Devant la Villa Senar © Sylvain Gripoix
Le 6 décembre prochain, vous allez donner salle Cortot, à Paris, la Première Sonate, mais également les quatre Impromptus opus 90 Schubert. Quel est pour vous le lien entre des œuvres ?
Pour vous parler franchement, j’ai choisi tout d’abord ces œuvres tout simplement parce que j’adore Schubert… comme Rachmaninoff du reste, qui jouait cette musique. Et quand j’ai abordé ces Impromptus, j’ai cherché comment les aborder, et j’ai écouté l’interprétation de Rachmaninoff (qui a gravé l’Opus 90 n° 4 ndlr). Plus généralement, je trouve qu’il fallait compléter le programme par une œuvre contrastant avec le caractère gigantesque de la Sonate n° 1. Les Impromptus de Schubert – avec leur transparence, leur beauté immédiate - me paraissaient offrir un parfait complément.
N'y a-t-il pas un lien entre Schubert et Rachmaninoff dans leur rapport au développement, au temps musical ? A la première écoute de la 1ère Sonate, on peut être perdu dans les méandres de la musique, comme on peut l’être dans certains longs mouvements de Schubert ...
Effectivement, on peut trouver ce lien. La Sonate n° 1 fait voyager l’auditeur à la première écoute, au long d’un chemin imprévisible – contrairement à la Sonate n° 2, plus jouée, qui est plus compacte – et on peut considérer qu’on est proche, par ce cheminement, de celui de Schubert.
Vue imprenable sur le Lac des Quatre-Cantons © Sylvain Gripoix
Vous avez choisi d’interpréter la première version de la Sonate n°1, une œuvre composée en 1907. Les pianistes jouent habituellement la deuxième version, raccourcie d’une centaine de mesures, version dont Rachmaninov avait confié certaines modifications et certains racourcissements à l’un de ses anciens élèves, Konstantin Igoumnov (qui créa l’ouvrage à Moscou le 17 octobre 1908). Pourquoi préférez vous cette première version ?
Un des motifs de mon choix est que l’inspiration en est exceptionnelle. Elle est la manifestation du génie pur de Rachmaninov, qui doutait beaucoup de son travail. Raison pour laquelle il a demandé qu’elle soit raccourcie. Je pense qu’il avait tort, et qu’elle était l’expression de sa respiration, de son génie. Et bien sûr, si vous me demandez pourquoi je la préfère, c’est aussi parce que j’en ai fait la découverte. Elle n’était plus jouée ; il m’est apparu qu’il était de mon devoir de l’interpréter. Ma conviction profonde est qu’elle est la plus extraordinaire. Mais il m’est difficile de m’exprimer à son sujet. J’ai beaucoup douté, mais en définitive, je devais l’interpréter.
Beaucoup de personnes connaissaient l’existence de cette première version. Après avoir joué durant des années la version « arrangée » par Igoumov, j’ai contacté le Musée national russe de musique à Moscou, qui conserve le manuscrit de la première version. Je me suis pris de passion pour elle : un chef-d’œuvre à mon sens !
Rachmaninoff est il un compositeur très précis dans son écriture ?
Oui, il était très méticuleux. Ses partitions sont extrêmement détaillées. En concert, le challenge dans la Première Sonate, outre les problèmes techniques, bien sûr, est de garder son énergie tout au long de l’exécution. C’est une œuvre qui requiert une énorme tension.
Le Lento est absolument merveilleux, bouleversant ...
Oui, un chef-d’œuvre dans le chef-d’œuvre. Comme vous avez pu le constater, j’ai un immense amour pour toute la musique de Rachmaninoff, et la difficulté est d’éviter le cliché du sentimentalisme auquel le nom compositeur est, bien sûr à tort, tellement attaché.
Quelle est la place de Rachmaninoff dans l’histoire de la composition ?
C’est la fin d’un style, la fin du style russe post-romantique. Il y a eu des compositeurs qui ont essayé de continuer dans ce style, mais à mon sens c’est, selon moi, un échec. Rachmaninoff est le dernier représentant d’un monde musical.
Propos recueillis par Frédéric Hutman le 27 novembre 2023
(1) 1 CD Alpha Classics/ALPHA 997
(2) Site de la Fondation Rachmaninoff : rachmaninoff.ch/en/
Lukas Geniušas, piano
Œuvres de Rachmaninoff & Schubert
6 décembre 2023 – 20h30
Paris – Salle Cortot
www.sallecortot.com/concert/nuits_du_piano_-_lukas_geniusas1.htm?idr=40382
Photo © Sylvain Gripoix
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