Journal
Une interview de Nelson Goerner – « La Sonate en si mineur gagne à être enregistrée au concert »
La Sonate en si mineur est une compagne de longue date pour Nelson Goerner, qui l’avait déjà enregistrée en 1997 (1). On n’a jamais fini de sonder pareil chef-d’œuvre ... Le pianiste signe une nouvelle version chez Alpha Classics, incluse dans un admirable programme lisztien où figurent en outre les 3 Sonnets de Pétrarque, la 2e Valse oubliée, La Leggierezza et la 6e Rhapsodie hongroise.
À l’approche du récital que l'artiste argentin donnera le 24 juin au théâtre des Champs-Elysées, Concertclassic en a profité pour l'interroger sur sa relation avec l’une des partitions phares du romantisme pianistique.
La Sonate en si mineur forme le cœur de votre récital Liszt. Dans quelles circonstances cet enregistrement a-t-il été réalisé ?
Cela fait longtemps que j’avais envie de revenir à la Sonate au disque, après plusieurs concerts et un premier enregistrement en 1997. J’ai enregistré ce récital Liszt à la Philharmonie de Liège. Je tenais à ce que ce soit un enregistrement live. Il s’agissait d’un concert donné au profit de l’association des amis de l’Orchestre Philharmonique de Liège. Cette œuvre gagne à être enregistrée au concert.
«La Sonate possède une structure très solide, mais elle laisse une liberté énorme à l’interprète.»
Qu’elle est la marge de liberté de l’interprète dans la Sonate ?
Ce qui est magique est que cette œuvre possède une structure très solide, mais qu’elle laisse une liberté énorme à l’interprète. Liszt était un maître absolu dans sa manière d’imposer sa volonté, mais il nous laisse une grande marge d’interprétation. Une liberté d’intonation, de tempo dans certains passages. Ce qui est incroyable est que, quand on examine l’évolution des manuscrits de Liszt on s’aperçoit qu’il avait prévu de la terminer par un passage tonitruant, et non pas de la manière dont elle se termine, dans un quasi silence. On est heureux qu’il ait choisi de terminer de cette sublime manière. Cela étant, bien que la structure de l’œuvre soit définie de manière très solide, il est important de très bien la connaître pour l’interpréter. Ce qui est le plus difficile, est d’identifier sa structure psychologique, pas seulement sa construction formelle. Autrement, la Sonate peut paraître décousue. De fait, elle alterne des pages contemplatives, virtuoses, démoniaques, poétiques, et fait appel à de multiples sentiments.
C’est une œuvre que j’ai commencé à travailler quand j’ai eu 30 ans. Donc, assez tardivement. Je n’oublierai jamais la chance que j’ai eue de la travailler avec Radu Lupu. Nous avons passé un après-midi à l’étudier ensemble. Et ses remarques sont restées gravées dans ma mémoire. Je lui ai joué la pièce, et il m’a dit ce qu’il en pensait, puis m’a exposé sa conception. Il faut prendre des risques quand on interprète cette partition.
« Cette œuvre englobe un cosmos, un univers en soi. »
Votre version s’inscrit dans une longue lignée de versions mémorables (Horowitz, Argerich, Brendel, Arrau, Richter et bien d’autres ...). En avez-vous écouté certaines avant de la réenregistrer ?
J’ai été très marqué par certaines interprétations. Et elles restent dans mon inconscient. Mais dès lors que vous ne tombez pas dans le piège de l’imitation, alors vous n’avez rien à craindre des influences. Elles vous nourrissent plutôt qu’elles ne vous bloquent. Je pense à une interprétation mémorable d’Emil Gilels, mais aussi à celle, très belle et moins connue, de Simon Barere. Il y a bien sûr les versions de Claudio Arrau, Martha Argerich. Mais dès qu’on a forgé sa version de l’œuvre, les autres restent en arrière-plan, sans pour autant vous inhiber. Cette œuvre englobe un cosmos, un univers en soi ; on peut l'enregistrer quatre ou cinq fois dans sa vie.
Vous parlez de Claudio Arrau. Selon moi, tant votre jeu que votre répertoire l’évoquent … Votre sonorité est, comme celle de grands pianistes du passé, immédiatement reconnaissable.
Cela me touche beaucoup que vous disiez cela, car c’est un pianiste pour lequel j’éprouve une profonde admiration. J’ai toujours admiré sa manière d’extraire le son du piano. On n’entend pas le côté matériel de l’instrument. Malgré sa puissance gigantesque, on n’avait jamais chez Claudio Arrau une impression de dureté ; la musique jaillissait de l’instrument.
© Edouard Brane
Vous jouez dans ce programme la 6e Rhapsodie hongroise. On a le sentiment que vous adorez aussi fréquenter ce type de répertoire ...
Il y a une grande jouissance à jouer les Rhapsodies hongroises. De surcroît, j’adore celle-ci, qui revêt pour moi une importance toute particulière, puisque c’est la première que j’ai travaillée et jouée en concert. C’est une œuvre tellement bien écrite pour notre instrument. Et puis, ce sont des morceaux tellement imaginatifs, dans lesquels il y a tellement de musique. Cela n’a bien sûr peut être pas la même profondeur que les derniers Klavierstücke de Brahms, mais ce sont des œuvres qui m’interpellent profondément en tant qu’interprète.
Vous interprétez également la 2e Valse oubliée, beaucoup moins jouée que la première. Pourquoi ce choix ?
Cette œuvre est presque plus originale que la 1ère Valse oubliée. Elle rayonne, elle est insaisissable ; on a le sentiment qu’elle ne finit pas. Elle finit comme elle commence ; elle s’envole. Certaines de ses pages font sonner le piano de manière presque immatérielle, et puis elle comprend des trilles étonnants, et des silences très puissants ...
« Liszt, comme Beethoven, plie la structure à sa volonté. »
Vous avez gravé il y a quelques années une autre grande sonate, que vous avez également beaucoup jouée, la « Hammerklavier » de Beethoven. Quels sont selon vous ses liens avec la Sonate en si mineur de Liszt ?
Tout d’abord, la « Hammerklavier » revêt pour moi une importance particulière dans ma relation avec la France. Je l’ai jouée lors de mon premier concert donné ici. J’avais remplacé au pied levé Sviatoslav Richter, souffrant, pour un concert à la Grange de Meslay. Je ne l’ai su que 24 heures avant le concert. Ce fut tellement soudain que je n’ai pas eu le temps d’avoir peur !
Quant aux liens avec la Sonate de Liszt… ce sont des œuvres d’une immense portée dont le contenu bouleverse à chaque fois. Le mouvement lent de la « Hammerklavier » est tellement sublime. Ces deux œuvres se répondent, chez moi, à force de les avoir travaillées. La Sonate de Liszt est une héritière de la 29e Sonate de Beethoven. Liszt, comme Beethoven, plie la structure à sa volonté, et puis ... Liszt a été le premier interprète de l’Opus 106.
Propos recueillis par Frédéric Hutman le 15 mai 2024
> Voir les prochains concerts de piano en France
(1) Pour le label Cascavelle
Nelson Goerner, piano
Œuvres de Haendel, Schumann et Liszt
24 juin 2024 – 20h00
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
www.theatrechampselysees.fr/saison-2023-2024/instrument-musique-de-chambre/nelson-goerner-8
Photo © Edouard Brane
Derniers articles
-
26 Novembre 2024Récital autour de Harriet Backer à l’Auditorium du musée d’Orsay – Solveig, forcément – Compte-renduLaurent BURY
-
26 Novembre 2024Alain COCHARD
-
26 Novembre 2024Alain COCHARD