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Eugène Onéguine au Capitole de Toulouse – Surprises de l’échangisme – Compte-rendu

 
 
La saison toulousaine se conclut sur un spectacle d’un niveau musical – comme toujours – très élevé. Et sur le plan théâtral, cet Eugène Onéguine à l’atmosphère tchékhovienne a de quoi ravir le public par ses décors, ses costumes et ses danses. Pourtant, à y regarder de près, la mise en scène de Florent Siaud étonne par un certain nombre de choix qui donnent l’impression que plusieurs des personnages ont échangé leurs rôles entre eux, avec des résultats d’autant plus déconcertants qu’ils ne semblent pas toujours délibérés.
 
© Mirco Magliocca
 
Ainsi, quand le rideau se lève, on a le sentiment que Tatiana et Olga ont échangé leurs personnalités : cette jeune femme en jupe culotte et gilet, qui manie le pinceau, est-ce vraiment la rêveuse Tatiana ? Sa sœur, qui paraît tout intimidée quand les paysans l’invitent au cœur de leurs danses, est-ce vraiment l’allègre Olga ? Mais il y a plus gênant, car Tatiana et Onéguine semblent eux aussi avoir échangé leurs personnages, et là, c’est la direction d’acteur qui pèche, car si l’on ferme les yeux, Valentina Fedeneva chante son rôle avec tout l’engagement nécessaire, mais la jeune femme que l’on voit sur scène ne témoigne pas la moindre passion, sa froideur confine à l’indifférence, rien dans son attitude ou dans ses gestes n’indique qu’elle est en proie aux affres d’un premier amour ; dès le premier acte, elle est déjà la future princesse Grémine, et même les deux dernières scènes peineront à la laisser entrevoir la flamme sous la glace (lorsqu’elle invoque l’aide de Dieu pour dissimuler son trouble, on se dit qu’elle n’a vraiment pas besoin d’une telle prière, tant le trouble en question paraît d’avance maîtrisé, voire inexistant). En Onéguine, en revanche, Stéphane Degout met dans ses premières interventions une intensité vocale qui n’a pas grand-chose à partager avec la morgue du dandy pétersbourgeois égaré en province, mais pour lui, l’évolution du protagoniste sera autrement plus sensible, par chance.
 
© Mirco Magliocca
 
D’autres personnages ont eux aussi changé de rôle, mais on ne sait trop avec qui : Filipievna n’est plus une vieille nourrice illettrée mais une soubrette délurée, et une partie des moujiks se sont métamorphosés en véritable conclave orthodoxe – sept popes et/ou métropolites en visite chez Larina, c’est peut-être un peu beaucoup – ce qui ne les empêche pas d’entonner gaiement des chansons paysannes. Sans oublier un certain nombre de détails incongrus (par exemple, Onéguine a-t-il encore besoin qu’on lui indique « laquelle est Tatiana » alors qu’Olga et Lenski s’embrassent sur la bouche depuis cinq minutes ?), d’éléments un peu sous-exploités (le décor « simultané », mi-intérieur, mi-extérieur) ou presque sur-exploités (la dizaine de danseurs).
 
© Mirco Magliocca
 
Mais la musique est reine, par bonheur, tant dans la fosse que sur le plateau. Arrivé en remplacement du chef initialement prévu, Patrick Lange sait mettre en valeur le raffinement de l’écriture tchaïkovskienne, et l’orchestre national du Capitole brille dans bien des moments où la partition lui laisse occuper le premier plan, danses ou intermèdes symphoniques. Le chœur maison, préparé par Gabriel Bourgoin, tient lui aussi fort bien ses différentes incarnations. Et les solistes témoignent du même soin pour les figures secondaires que pour les premiers rôles. Carl Ghazarossian (1) prête à Triquet un raffinement qui fait oublier le ridicule de sa chanson, Juliette Mars est une Larina en pleine possession de ses moyens, là où l’on entend parfois des artistes en fin de parcours, et Sophie Pondjiclis serait, dans une autre production, une Filipievna tout à fait adéquate. Andreas Bauer Kanabas offre un Grémine qui n’a rien du barbon pontifiant d’une certaine tradition, et s’il possède les graves caverneux de son air, il montre aussi combien son mariage à Tatiana l’a revigoré.
 
© Mirco Magliocca

 Eva Zaïcik est une Olga pleine de fraîcheur et de sensibilité, qui n’a pas à poitriner pour trouver les graves de son rôle. Applaudi en Tamino en décembre 2021, Bror Magnus Tødenes campe un Lenski vaillant, dont on admire le souffle sur quelques notes très longuement tenues. On l’a dit, Valentina Fedeneva a tout vocalement pour être une Tatiana, et l’on espère qu’un autre spectacle lui permettra de l’être théâtralement.
Quant à Stéphane Degout, à défaut d’avoir pu effectuer sa prise de rôle à Toulouse en janvier 2021, il incarne le héros de Pouchkine avec l’expérience de la production bruxelloise de 2023 et, passé un premier acte plus véhément qu’indifférent, il sait utiliser les ressources et les couleurs de sa voix pour traduire les différentes facettes d’un personnage finalement blessé.
 
Laurent Bury
 

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Tchaïkovski : Eugène Onéguine – Toulouse, Théâtre du Capitole, 20 juin ; prochaines représentations les 23, 25, 28, 30 juin & 2 juillet 2024  // opera.toulouse.fr/eugene-oneguine-5274874/
 
(1) Carl Ghazarossian que l’on retrouvera le 27 juin à 12h30 sur la scène du Capitole, au côté du pianiste Emmanuel Olivier pour un récital français entre mélodie, opérette et comédie musicale : 
opera.toulouse.fr/midi-du-capitole-carl-ghazarossian-3066982/

Lire l’itv de Carl Ghazarossian à propos de son récital Poulenc avec Emmanuel Olivier (1 CD Hortus) www.concertclassic.com/article/une-interview-de-carl-ghazarossian-tenor-poulenc-croquer

Photo © Mirco Magliocca

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