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Samson, d’après Rameau et Voltaire au Festival d’Aix-en-Provence 2024 – Opéra perdu, pari gagné ! – Compte rendu

 
Rameau et Voltaire en rêvaient, Claus Guth et Raphaël Pichon l’ont fait ! Très attendue, la libre création (mondiale) de Samson au Festival d’Aix-en-Provence a tenu toutes ses promesses et a confirmé qu’elle était bien un événement. De quoi porter une ombre quasiment définitive sur la soirée inaugurale de la veille et sur les deux Iphigénie de Tcherniakov (1) qui ne soutiennent pas, loin s’en faut, la comparaison. Vous voulez un spectacle digne d’un grand festival, Samson en est un !
 

Raphaël Pichon & Claus Guth pendant les répétitions © Jean-Louis Fernandez
 
Une vieille femme erre dans les ruines d’un édifice. Elle cherche à comprendre les motivations qui ont poussé son fils, Samson, à commettre un attentat suicide entraînant avec lui dans la mort des centaines de personnes. Point de départ de la « libre création » de Claus Guth et Raphaël Pichon d’après l’opéra perdu de Rameau sur un livret censuré de Voltaire, la scène de chaos, saisissante de réalisme, fait froid dans le dos. Difficile dès lors de faire abstraction de vécus récents, et même l’argument du programme s’y met, les trois premiers mots d’introduction étant : « Dans le présent. »
Pichon et Guth ne se cachent pas derrière leur petit doigt, le premier s’intéressant à « l’ambivalence de l’élection divine vécue comme une charge (… et ) au fanatisme quand cette élection vient épouser une réalité politique terrible qui est celle de la captivité d’un peuple, etc. »; quant au second, il déclare: « (…) si telle personne fait preuve de naïveté, si elle n’est pas en mesure de bien jauger ses interlocuteurs, est-ce qu’il n’y a pas un risque à ce qu’elle soit manipulée par d’autres ? Ou que cela se renverse en sauvagerie, en réactions agressives et destructrices ? »
 

Lea Desandre (Timna), Jarrett Ott (Samson) & Andréa Ferréol (la mère) © Monika Rittershaus
 
Au Festival d’Aix-en-Provence, le nouveau Samson, ce « premier exemple fascinant et terrifiant, dans la littérature, d’un meurtrier par suicide » selon Claus Guth, a rejoint ses jumeaux d’opéra, de peinture et de littérature en explosant, par poutre interposée, à la face d’un public tétanisé rassemblé dans le théâtre de l’Archevêché, lieu d’accueil depuis le milieu du siècle dernier de performances hors du commun qui marquent l’histoire de la musique, de l’opéra, du théâtre …
Pour recomposer l’opéra perdu, Raphaël Pichon est allé chercher les éléments du puzzle musical au cœur des œuvres de Rameau où des passages de ce Samson censuré ont été recyclés. Un travail de longue haleine pour le directeur et concepteur musical qui a su les organiser en forme cohérente en y associant les effets sonores et la musique électronique qui procurent à l’ensemble sa puissance hors normes et sa capacité de séduction.
 

Jacquelyn Stucker (Dalila) & Jarrett Ott (Samson) © Monika Rittershaus

Quant à Claus Guth, au-delà d’une mise en scène électrisante et fascinante, il a structuré cette « libre création » de façon étonnante avec l’omniprésence de la mère (Andréa Ferréol, hantée par son personnage) dont la recherche, décrite par elle-même au fil de l’action, est rythmée par d’impressionnants flash-back déroulant la vie de Samson. Un parti pris idéalement épaulé par les effets scéniques, du plus simple, petite bougie du souvenir allumé au pied de la colonne métallique, aux plus modernes, utilisation du stroboscope pour donner leur ampleur aux scènes d’affrontement de Samson avec les Philistins, jusqu’à la destruction finale qui est aussi une abrupt conclusion pour la représentation. De quoi laisser l’assistance groggy sur les sièges de bois dont l’inconfort avait été oublié depuis longtemps …
 
Au réalisme cru, et cruel, de l’action sur scène, la musique de Rameau livre souvent une once de paix, une pause éphémère pour relâcher la pression. Une partition dont s’est emparé l’ensemble Pygmalion, en version XXL, qui sonne à la perfection en toutes circonstances, depuis l’accompagnement de ce monument de chant qu’est l’air de Dalila qui s’apprête à se suicider jusqu’aux accents tonitruant des affrontements entre Hébreux et Philistins. Pygmalion, c’est l’orchestre, mais c’est aussi le chœur qui est à un niveau de précision et de qualité vocale exceptionnel, qu’il se trouve dans la fosse ou sur scène où il apporte avec aisance sa pierre au déroulement du drame.
 

Jacquelyn Stucker (Dalila) © Monika Rittershaus
 
La distribution, quant à elle, est totalement investie dans le spectacle, ce qui lui donne cohésion et force. A commencer par le Samson de Jarrett Ott qui réalise une performance hors du commun. Sur scène, il livre entre douceur naïve et violence non maîtrisée, toute la complexité de son personnage. La voix est sombre et puissante et le baryton américain apporte un soin tout particulier à offrir la diction la plus parfaite qui puisse être. Jacquelyn Stucker adhère, elle aussi, totalement au propos développé par le metteur en scène. Sa Dalila est assumée jusqu’à se retrouver en soutien-gorge et culotte sur le plateau. Ce qui ne la perturbe pas, loin s’en faut, au moment de livrer son dernier air empli d’émotion, de sentiment, d’amour – frissons assurés ! Timna, la philistine, premier amour de Samson, c’est Lea Desandre. Que dire sinon qu’elle est égale à elle-même, sur scène et dans le chant, tendre et lumineuse, aimante et obstinée, avant de mourir sous les coups de ses intégristes coreligionnaires.

Aux côtés du trio, Laurence Kilsby apporte toute sa noirceur et sa haine au personnage d’Elon, Nahuel di Pierro, Achisch, s’impose en traître pas magnifique et Julie Roset, avec une seul aile dans le dos, en ange radieux ! Antonin Rondepierre, juge et convive et le comédien Pascal Lifschutz (un sans-abri) complétant idéalement la distribution.
Digne des grandes heures du théâtre de l’Archevêché, ce Samson devrait vivre de beaux moments encore et pas seulement à Paris, sur la scène de l’Opéra-Comique qui en est coproducteur.

 
Michel Egéa

Voir les prochains concerts "Rameau" en France

(1) Lire le CR : www.concertclassic.com/article/les-deux-iphigenie-de-gluck-au-festival-daix-en-provence-2024-plutot-deux-fois-quune-compte
 
Samson, libre création mondiale de Claus Guth et Raphaël Pichon d’après l’opéra perdu de Rameau, Aix-en-Provence, Théâtre de l’Archevêché, 4 juillet ; prochaines représentations les 6, 9, 12, 15 & 18 juillet 2024 // festival-aix.com/programmation/opera/samson
 
Samson sera diffusé sur FranceMusique le 8 juillet à 20 h. et en livestream sur Arte.TV le 12 juillet à 21h30
 
© Monika Rittershaus

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