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49e Nijinski-Gala du Ballet de Hambourg – Les adieux de John Neumeier - Compte-rendu
Délirant, grandiose, tel fut l’accueil du public pour l’adieu de John Neumeier au Ballet de Hambourg, qu’il a dirigé pendant cinquante-et-un ans, et grâce auquel il a fait de la cité hanséatique la capitale mondiale de la belle danse. À 85 ans, le maître a tiré une révérence déchirante, larmes aux yeux, face à des spectateurs qui l’ovationnaient follement, tant ils souhaitaient rendre au chorégraphe un peu du bonheur et de la beauté qu’il leur avait données pendant ces décennies. Car John Neumeier est le dernier des grands créateurs de ballet encore existant et la portée de son œuvre est immense, par sa richesse lyrique, dramatique, théâtrale, psychologique, musicale et par sa prodigieuse créativité dans l’invention gestuelle, mêlant à la fois l’art de l’immobilité comme les musiciens savent doser les silences, la folie tourbillonnante et surtout la descente au plus profond des sentiments, des aspirations, et des chassés-croisés humains qui rendent chacun de ses mouvements si porteur, si parlant, si étreignant.
© Kiran West
Que dire pour saluer l’œuvre de Neumeier sinon qu’il a fondé une Ecole du plus haut niveau, en y recueillant les vestiges de ce qui persistait du grand style pétersbourgeois, créé une fondation et une collection d’une richesse inouïe dont une grande partie est consacrée aux Ballets Russes, et que son seul nom suffit à faire remonter les plus ineffables instants de danse qui puissent s’inscrire dans la mémoire d’un balletomane. Leur nombre est immense, mais voici que repassent, sorties de leur fixations dignes d’ailes de papillons, les silhouettes de la Dame aux camélias, des chevaliers en quête du Graal de Artus-Sage, des pétillants ou troublants protagonistes d’un Songe d’une Nuit d’été particulièrement entêtant, resurgit la terrible souffrance de Louis II, héros de son Lac des cygnes, périssant noyé dans sa folie, et comme une obsession traversant son œuvre, l’image fulgurante d’un Nijinski, lui aussi fou, auquel il a consacré un chef d’œuvre trop peu donné, le Pavillon d’Armide, où il explorait sa souffrance au scalpel. Et tant et tant de personnages, remontés de Shakespeare, Tennessee Williams ou Ibsen, parmi les nombreux hommes de théâtre dont Neumeier, qui rêva d’abord d’être comédien, creusait et élargissait les univers de sa palette mobile. Sans parler de Jésus, qu’il osa mettre en scène et même incarner dans son incroyable Passion selon Saint- Matthieu
© Kiran West
Aujourd’hui, l’heure est venue de laisser la place à un successeur aux tous autres horizons, l’Argentin Demis Volpi, et elle est dure, car noyé dans les lumières, les pleurs, les applaudissements déchaîtnés, les pétales scintillants tombant des cintres, les montagnes de fleurs déposées à ses pieds, chaque danseur, chaque professeur venant lui donner son bouquet en offrande, le mince géant ne pouvait cacher son émotion violente. L’immense gala d’adieu – six heures – lui avait permis de faire défiler, sous la baguette de Simon Hewett dirigeant l’orchestre de l’Opéra de Hambourg, outre des enregistrements divers, plusieurs extraits de ses créations, aux styles fort différents, et qui montraient l’infinie variété de ses sources d’inspiration et la perfection de ses interprètes, portés par la force douloureuse de l’événement – avec pour chacune des quatorze pièces présentées, un texte d’éclairage proposé par le chorégraphe lui-même.
© Kiran West
Eternelle jeunesse de Yondering, conçu pour de jeunes danseurs encore en formation et que l’Ecole de danse de Nanterre reprend périodiquement grâce à la vigilance d’Elisabeth Platel, grande admiratrice de Neumeier, fraîcheur de Spring and Fall avec la limpide musique de Dvorak, bouleversant Ghost Light, sur Schubert, brûlant Spectre de la rose sur Berlioz, poésie épurée du Chant de la Terre mahlérien, nombreuses autres facettes plus modernes ou simplement renversantes avec, dans Lento, la vision éblouissante de l’étoile russe Olga Smirnova, aujourd’hui recherchée sur toutes les scènes. On vit défiler les plus belles figures de la compagnie hambourgeoise, les deux magnifiques Alexandr Trusch et Alexandre Riabko (qui fut le plus intense Nijinski recréé par Neumeier), la belle Madoka Sugai, le fringant Jacopo Bellussi, les fines silhouettes d’Anna Laudere et de Silvia Azzoni .
© Kiran West
Puis, le silence se fit, celui de la grande plongée mahlérienne de la 3e Symphonie , œuvre emblématique du Ballet de Hambourg, avec son dernier mouvement étiré comme un rêve à jamais profilé. Plus rien n’osa respirer dans la salle, transportée dans l’univers du chorégraphe, en fusion totale avec le compositeur, son frère d’âme. Le couple qui accomplit cet ultime envol fut inouï : lui, l’Homme, l’immense, le colossal Ukrainien Edvin Revazov, pilier de la compagnie, déployant sa présence écrasante et sa fragilité d’humain souffrant malgré son illusoire force, et elle, l’exquise Roumaine Alina Cojocaru, étoile au Royal ballet de Londres et présente dans de multiples pièces de Neumeier qui lui voue une admiration sans borne : minuscule, fluette, passant comme une plume au milieu des drames terrestres, flottant entre les bras puissants de son partenaire, elle était l’Ange, celui de l’espoir et d’une éternelle beauté, trouvée dans l’intense démarche spirituelle qui habite John Neumeier. Et c’est à elle, si fluette et si intense, qu’il a adressé son dernier mot, la disant toujours présente, et la remerciant du beau mot de « fidèle ». Mot de la fin, certes pas, car le message de transcendance laissé par ce seigneur de la danse continuera de parler longtemps. Ewig…
Jacqueline Thuilleux
Hambourg, Opéra, 14 juillet 2024
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