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Les Archives du Siècle Romantique (84) – « Le violoncelle chez la femme » par Cécile Boucherit-Larronde (Musica, sept.1903)
Pas un compositeur, ni une compositrice. Avec le cycle « Violoncelle, l’âme romantique » (1), un instrument est cette fois le « héros » du Palazzetto Bru Zane pour son début de saison vénitienne. Du 21 septembre au 24 octobre, sept concerts de musique de chambre présenteront quantité d’œuvre rares, du duo violoncelle/piano au quintette, signées Franchomme, Gouvy, Onslow, Erb, Faye-Jozin, La Tombelle, Chevillard, Magnard, Vierne, Battanchon, Debussy, Boulanger, Franck, etc., servis par des archets tels que ceux d’Anne Gastinel, Xavier, Phillips, Victor Julien-Laferrière, Yan Levionnois, Aurélien Pascal ou Miriam Prandi.
En compagnie de Xavier Phillips, Lila Beauchard et Leonardo Capezzali, le 22 septembre, dans un programme "Violoncelle en bande" (Offenbach, Erb, Franchomme, Faye-Jozin & Schmitt).
Le sexe de l’instrumentiste n’importe aucunement aujourd’hui ; seul le talent compte. Il n’en est pas toujours allé ainsi ... On se souvient qu’à la fin de la première moitié du XIXe siècle, une violoncelliste française de 20 ans, Lise Cristiani (1827-1853), s’attira les foudres de critiques choqués par la prétendue obscénité de la position du violoncelle entre les jambes d’une demoiselle. Elle préféra quitter la France pour entreprendre une carrière itinérante qui la mena jusqu’en Sibérie.(2) Son Strad, le « Cristiani », est aujourd’hui conservé au Musée de Crémone.
En duo avec Gabriele Carcano, le 21 octobre, dans des pages de Debussy, Boulanger & Franck.
Un demi-siècle plus tard les mentalités avaient évolué, mais ... pas totalement puisque, si l’on admettait l’existence de violoncellistes féminines, demeurait l’idée d’une tenue spécifique de l’instrument. En témoigne un document paru en septembre 1903 dans Musica, une toute jeune revue musicale mensuelle lancée en octobre 1902 par Xavier le Roux (1863-1919), ancien élève de Massenet et 1er Prix de Rome 1886.
Après avoir confié la rédaction d’un article sur « Les positions du violoniste » à Charlotte Vormèse dans son numéro de décembre 1902, puis à celles de la mandoline à Jules Cottin en juin 1903 et à celles du violoncelle à François Thibaud en août 1903, Musica compléta dès le mois suivant la contribution de ce dernier par un texte de Cécile Boucherit-Larronde – ancienne élève de la classe de violoncelle de Jules Delsart au Conservatoire de Paris, où elle avait obtenu un 2e Prix en 1895. Elle signe un vibrant plaidoyer pour « un instrument tout de charme et de mélodie, qui convient [...] admirablement à la nature de la femme. » À condition de s’adapter « à la grâce particulière » de cette dernière ...
Alain Cochard
Musica, septembre 1903
Le violoncelle est assez peu répandu chez la femme, on n’a jamais trop su pourquoi. L’habitude a fait qu’on a considéré cet instrument comme essentiellement masculin à l’égal du trombone, du cor ou de la contrebasse, sans qu’aucune raison sérieuse soit jamais venue justifier cette manière de penser. Quelle objection soulever, en effet, contre le violoncelle chez la femme ? Le manque d’esthétique ? Ce reproche peut être vrai si la femme tient le violoncelle exactement de la même façon que l’homme, mais il tombe si elle l’adapte suivant sa grâce particulière. Voici, je crois, comment la femme doit tenir le violoncelle :
Elle doit s’asseoir sur le bord de la chaise, avancer légèrement le pied gauche et incliner le genou vers la gauche, tandis que la jambe droite se replie en arrière et que le pied disparaît sous la robe. La jambe droite est ainsi, en partie, cachée. Le violoncelle est tenu devant soi, on l’appuie sur la jambe gauche et on le maintient contre le genou droit. L’instrument est, de cette façon, parfaitement solide, et la pose n’est pas laide. Un simple coup d’œil sur les photographies montrera d’ailleurs clairement la différence de cette position avec celle qu’emploient encore beaucoup de jeunes femmes.
On dit aussi que la femme manque de force pour jouer du violoncelle. Ceux qui parlent ainsi n’ont jamais pratiqué cet instrument, sans quoi ils sauraient que le violoncelle n’est pas encore passé à l’état d’exerciser pour fortifier les muscles et qu’il ne réclame pas une dépense d’énergie formidable. Si l’on veut trop forcer le son, dans le violoncelle, comme dans le violon, il devient écrasé ; c’est le résultat qu’on obtient. Tandis que la femme jouant avec ses nerfs, à défaut de ses muscles, arrive à une très belle sonorité quand il le faut. Les femmes ont toujours beaucoup de souplesse, or c’est une qualité nécessaire pour que le son soit rond et moelleux.
Les deux objections qu’on l’on fait contre le violoncelle chez la femme, tombent donc dès qu’on examiner la question un peu sérieusement. Cet instrument, tout de charme et de mélodie, convient au contraire admirablement à la nature de la femme. Il est rêveur, il est mélancolique ; il demande beaucoup de nuances et de sentiment ; il n’est pas un simple instrument de virtuosité.
Les résultats des concours du Conservatoire sont là pour prouver l’exactitude de ce que j’avance. Trois des premiers prix sur quatre ont été remportés par des femmes : Mlles Reboul, de la Bouglise et Bitsch, laissant derrière elles bien des camarades hommes.
Il y a même des défauts que l’on rencontre plus souvent chez les débutants que chez les débutantes ; tel, dans la tenue de l’archet, celui de tenir la corde trop haut. L’épaule, quand on tire l’archet, doit rester complètement immobile ; seul le bras doit bouger, sans quoi les mouvements conservent quelque chose de raide et les coups d’archet manquent de netteté. De même dans la position de la main gauche ; la force avec laquelle le pouce doit se poser sur la corde doit venir du pouce lui-même et non pas du bras. Là encore il faut de la souplesse, de l’indépendance dans les doigts, toutes qualités que la femme possède naturellement. Mais la recommandation la plus importante à faire est celle relative à la tenue ainsi que je l’ai dit plus haut. Rien n’est plus laid, en effet, que de voir une femme penchée péniblement sur son violoncelle qui tend désespérément en tous sens les plis de de la jupe. La position que j’indique est tout aussi solide que l’autre et elle a l’immense avantage de réduire à néant le seul reproche sérieux que l’on ait fait.
Nous sommes femmes, soignons notre ligne et bientôt on verra le violoncelle se répandre parmi nous avec la même rapidité que le violon, et ce ne sera que justice, d’ailleurs.
Cécile Boucherit-Larronde
(1) Cycle « Violoncelle, l’âme romantique » : programmation détaillée : bru-zane.com/fr/ciclo/ciclo-passione-violoncello/#ciclo-main-schedule
(2) L’existence aussi brève qu’étonnante et pleine de rebondissements de Lise Cristiani a inspiré il y a quelques années un concert narratif à la violoncelliste Marie-Thérèse Grisenti : « Sur les pas de Lise » // https://www.concertclassic.com/article/sur-les-pas-de-lise-au-crr-de-paris-dans-les-forets-de-siberie-version-avec-violoncelle
Photo © Musica, sept. 1903 (p.191) - Bibliothèque du Conservatoire de Genève
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