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Bayreuth Baroque 2024 – Folie et sacrifices – Compte-rendu

 

Pour sa cinquième édition, le festival baroque créé par Georg Lang et Max Emanuel Cencic a connu quelques émois visuels. En effet, durant l’ouverture de la très attendue Ifigenia in Aulide, le public a eu la surprise de découvrir des figurants entièrement nus dans le rôle des guerriers grecs exténués de chaleur. Au premier plan, et dans son plus simple appareil, Agamemnon incarné par Max Emanuel Cencic. Que l’on se rassure, tout ce beau monde retrouve vite sa jupette de guerre. Il faut remonter à la première Alcina de Robert Carsen à Garnier (1999) pour se rappeler pareille audace. Pour Cencic, par ailleurs metteur en scène de cet inédit de Nicola Porpora, le geste est politique. « À une époque où, de l’autre côté de l’Atlantique, un professeur montrant une photo de nu grec du IIème siècle avant J.C. peut être licencié, il est de notre devoir, à nous autres Européens cultivés, de militer, avec humour, contre ces fadaises néo-puritaines », nous confia-t-il à l’issue de la représentation.

 

 Ifigenia in Aulide © Clemens Manser

 
Iphigénie, petite tenue mais grande forme
 
Quel meilleur lieu que Bayreuth, l’un des épicentres des Lumières, pour ce faire ? En témoigne, justement, la création mondiale d’Ifigenia in Aulide donnée à Londres en 1735. On y était alors au comble de la guéguerre lyrique voulue par la Nobility conte le pouvoir hanovrien, lequel affrontement s’était choisi, comme champions, Haendel et Porpora. Avouons qu’en terme de conflit, il y a eu pires généraux…
Les Talens Lyriques de Christophe Rousset, en résidence cette saison au festival, ont eu la charge d’exhumer, avec la précision et la ferveur qu’on leur connaît, cette partition de haut vol. Excellence du contrepoint dès l’ouverture, duos musclés, trios enflammés, et surtout festival de pyrotechnie. Porpora ayant eu bourse ouverte auprès de la Nobility, il put engager, afin de rivaliser avec Carestini et Anna Maria Strada del Pò affichés au même moment par Haendel dans Ariodante, le Farinelli (Achille), le Senesino (Agamennone), la Cuzzoni (Ifigenia) et le Montagnana (Calcante). C’est dire la difficulté technique de la partition pour les chanteurs actuels.

 

 Ifigenia in Aulide © Falk von Traubenberg

Farinelli se voit pourvu de trois arias de toute beauté, notamment au premier acte (Nel già bramoso petto) et au troisième (Le limpid’onde). Ses capacités extraordinaires sont endossées par le sopraniste israélien Maayan Licht. La tendresse du timbre et la tenue de souffle sont à la hauteur. On remarque, en Ulisse matamore, la vaillance avenante du jeune Nicolo Balducci. Max Emanuel Cencic, dont le timbre évolue vers l’alto, reste stupéfiant de projection et de sensibilité. Il fait d’Agamemnon un père torturé encore aimé par Clytemestre, Mary-Ellen Nessi, au mezzo cuivré. En grand prêtre contraint au meurtre rituel, voici le vétéran Ricardo Novaro. Le livret de Paolo Antonio Rolli lui confie une place de choix, l’opposant à Achille durant le furieux duo concluant le deuxième acte (Per cader de’i Numi all’are). Iphigénie est généreusement pourvue d’arias tendres et tristes, honnêtement rendues par Jasmin Delfs. La cantatrice, vêtue en Diane funèbre, est doublée par une actrice en jeune Iphigénie. Cette volonté de montrer la victime entièrement dévolue à la déesse meurtrière brouille l’identification. Les décors et les costumes ne jouent pas la modernité ou la distanciation ironique. Il s’agit davantage d’une illustration littérale du mythe. Elle convoque idole barbare, carnyx gaulois, tatouages tribaux et fourrures de roi barbare. On songe parfois au Pasolini de Médée (1969). Un décor de panneaux amovibles, tantôt abstraits, tantôt reproduisant un sacrifice d’Iphigénie façon Tiepolo, achève d’enserrer ou d’élargir l’espace.

 

Orlando Furioso © Marco_Caselli_Nirmal_Teatro_Comunale_Ferrara

 
Les quatre saisons d’Orlando
 
Le théâtre des Margraves accueillait également un Orlando Furioso de Vivaldi (photo) d’une belle tenue visuelle. Venue des théâtres de Ferrare et de Modène, la production de Marco Bellussi est empreinte d’élégance. Le royaume d’Alcina est une forêt flottante, brumeuse ou verdoyante selon les humeurs et les arias que suit, à la note près, le mapping vidéo de Fabio Massimo Iaquone. Bradamante, dessillant les yeux d’Orlando, fait ainsi paraître le fantôme des logiciels sous l’illusion bucolique. L’essentiel réside dans la subtilité des gestes et la finesse du jeu. Les costumes superposent dressing room de vamp hollywoodienne et dix-huitième siècle en rouge et noir. À Bayreuth, le casting de contre-ténors est exceptionnel. Yuriy Mynenko et sa virilité fragile hantent Orlando. Tim Mead dispense un Sol da te, mio tesoro d’anthologie. Tendresse du timbre, souffle étiré sur les volutes de la flûte solo, le contre-ténor anglais suspend le temps. Les dames sont dominées par l’Alcina impérieuse de Giuseppina Bridelli et la Bradamante de Sonja Runje. Belles couleurs également chez l’Angelica d’Arianna Vendittelli. On est plus circonspect quant à la direction tout du long paroxystique de Francesco Corti. Si l’ensemble Il Pomo d’Oro excelle à jouer un Vivaldi virtuose, le choix des tempi met parfois les interprètes en péril.

 

Núria Rial & l’Accademia del Piacere © Clemens Manser

 
Intermède ibérique

 
L’église Saint-Georges accueille les récitals vocaux. Ses tribunes, ses bougies et ses ors se prêtent, le soir, à des concerts en toute intimité, magnifiés par une acoustique claire et généreuse, quel que soit le placement choisi. La soprano espagnole Núria Rial et l’Accademia del Piacere ont choisi de faire un pas de côté avec un choix de zarzuelas baroques. L’Accademia del Piacere, porté par Fahmi Alqhai, les colore de jazz et de musiques traditionnelles, ce qui n’est pas un contresens tant les plébéiens fandangos, canarias et folias infusent l’opéra-comique espagnol. On a été emporté par ce tempo libre illustrant un répertoire qui évoque Stradella (le Yo hermosisima ninfa de Durón) et les lamenti d’Ariosti (Amor aumenta el valor de José de Nebra).

Au Théâtre des Margraves, rendez-vous est déjà pris, en septembre 2025, avec Leonardo García-Alarcón pour célébrer les fastes de Francesco Cavalli et de son opéra Pompeo Magno.

Vincent Borel
 

 
Bayreuth, Théâtre des Margraves, 11 septembre (Orlando Furioso) : 13 septembre (Ifigenia in Aulide). Église Saint-Georges, le 12 septembre 2024 (Núria Rial).

Photo (Orlando Furioso) @ Marco_Caselli_Nirmal_Teatro_Comunale_Ferrara

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