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Pedja Mužijević au Festival Piano aux Jacobins 2024 – Eloge de la liberté en forme de mosaïque – Compte-rendu
La programmation de Piano aux Jacobins rime souvent avec découverte, qu’il s’agisse de celle de jeunes musiciens au commencement de leur carrière ou d’interprètes plus âgés qui, parfois, donnent leur tout premier récital français au cloître. Tel aura été le cas cette année avec Pedja Mužijević (1), pianiste d’origine bosniaque installé depuis longtemps aux Etats-Unis où il mène une active carrière, marquée par de nombreux projets interdisciplinaires. Il est directeur artistique du Baryshnikov Arts Center à New York, conseiller artistique du Tippet Rise Art Center dans le Montana, et dirige par ailleurs, au Canada, la résidence Concert in 21st Century au Banff Centre, cadre dans lequel il met en pratique sa réflexion sur le format du concert et la nature des programmes.
Des choix qui étonnent – et détonnent !
Autant dire des sujets cruciaux pour qui se soucie un tant soit peu du renouvellement du public de la musique dite « classique ». Peut-on envisager l’avenir en restant attaché à des modes de construction très convenus – quand ce n'est totalement figés dans l’amidon des habitudes – fondés sur des a priori et certitudes de « connaisseurs », tandis les auditoires et leurs mode d’écoute évoluent ? Pedja Mužijević répond par la négative et s’autorise des choix qui étonnent – et détonnent !
CPE Bach, Haydn, Ligeti, Silvestrov, Gregory Spears, Antheil, Ravel, Glass, Crumb, Cowell : la liste des compositeurs au menu de son récital avait de quoi rérouter les esprits attachés à des formules traditionnelles. C’est le privilège d’un festival tel que Piano aux Jacobins – fort de la relation de confiance qu’il a su nouer avec son public au fil temps (le cap de la 45e édition a été franchi cette année) – que d’avoir pu s’autoriser à programmer ce que Mužijević présente comme un « Hommage au mixtape ». Ces cassettes sur lesquelles, autrefois, les mélomanes se plaisaient à compiler leurs morceaux favoris, dans un ordre qui créait parfois de curieux voisinages. Souvenirs, souvenirs ...
De curieux voisinages ? Ils ne manquent pas dans le programme de l’artiste américain. Mais sous les apparences de la fragmentation, celui-ci se révèle d’une fluidité parfaite, embrassant trois siècles, de CPE Bach et Haydn à des créations récentes (Silvestrov, Spears), avec une importante partie XXe siècle.
© DR
Par-delà les classifications chronologiques, stylistiques – et les susceptibilités musicologiques ...
Du XVIIIe, le pianiste a donc retenu CPE Bach (Sonate en sol majeur Wq 55/6) et Haydn (Sonate n° 62 en mi bémol majeur, Hob. XVI/52 ; la toute dernière de l’Autrichien). Outre l’influence décisive du premier sur le second (via l’Essai sur la véritable manière de jouer les instruments à clavier en particulier), le Bach de Hambourg et le Maître d’Esterháza se rejoignent dans une profonde liberté créatrice. La liberté guide aussi Pedja Mužijević : par-delà les classifications chronologiques, stylistiques – et les susceptibilités musicologiques ... – il propose un récital de 70 minutes environ, sans (maudit) entracte, ponctué de quelques commentaires pleins d’humour.
Trois volets dans ce parcours : aux extrémités, d’un part la sonate de CPE Bach, entrelardée de Ligeti (Musica Ricercata IV) et Silvestrov (Serenade et Waltz of the Moment des 4 Pièces op. 305 - 2021), de l’autre le Haydn, entrecoupé lui aussi de pages de Crumb (Pastorale de Makrokosmos 1) et Cowell (The Aeolian Harp). Entre ces deux pôles – en une manière de sonate en trois mouvements – on découvre une partie centrale très onirique (avec ses rêves, ses fantasmagories, voire ses cauchemars) réunissant Gregory Spears (trois extraits de Seven Days, série de 21 pièces écrite pour P. Mužijević en 2021 – une très belle découverte !), George Antheil (deux fragments de la trop rare Femme 100 têtes), Ravel (Oiseaux tristes) et Glass (Dreaming awake, servi par un magnétique sens des plans sonores).
© pedjamuzijevic.com
De vastes horizons poétiques
Pas un hiatus dans l’itinéraire musical dessiné par Mužijević. Intelligent et cohérent, il n’a strictement rien d’un programme « intello », séduisant sur le papier mais impuissant à parler à l’imaginaire de l’auditeur. Tout au contraire, il l’embarque – irrésistiblement ! Tonalités, caractères : les enchaînements savamment pensés que s’autorise Muzijevic ouvrent de vastes horizons poétiques. Impossible de tout mentionner, mais on n’est pas près d’oublier ces Oiseaux tristes au timbre charnu qui semblaient naître de La Femme 100 têtes d’Antheil, ou encore les points d’interrogation et le mystère du Crumb entre les deux premiers mouvement de la sonate de Haydn, puis la caresse du Cowell avant l’irruption du Presto conclusif, pétillant d’esprit et de vie, au terme d’un récital-mosaïque comme on aimerait en entendre plus souvent.
Puisse-t-il faire école et amener de jeunes, ou moins jeunes, interprètes, à oser sortir des sentiers balisés. Le public toulousain s’est en tout cas pris au jeu de ce séduisant chemin de traverse. En bis, une charmeuse valse de Hahn et l’Aufschwung de l’Opus 12 de Schumann, bouillonnant à souhait, sont venus prolonger son plaisir.
Alain Cochard
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(1) Pedja Mužijević s’est toutefois déjà fait entendre à l’Opéra Paris, mais dans le cadre de spectacles chorégraphiques.
Toulouse, Cloître des Jacobins, 19 septembre 2024
Site de Pedja Mužijević : www.pedjamuzijevic.com/
Photo © pedjamuzijevic.com
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