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L’Ancêtre de Saint-Saëns à Monte-Carlo – Les bons princes font les bons amis – Compte-rendu
Connu pour ses talents océanographiques, le prince Albert Ier de Monaco eut aussi le fort bon goût de devenir l’ami de compositeurs comme Massenet ou Saint-Saëns, qui offrirent à l’Opéra de Monte-Carlo toute une série de leurs ouvrages en première mondiale au cours des premières décennies du XXe siècle.
Après Déjanire, opéra créé dans la principauté en 1911, ressuscité à l’automne 2022 par l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo et le Palazzetto Bru Zane (1), c’est cette année le tour d’un autre ouvrage de Saint-Saëns, dont le Rocher eut également la primeur, en 1906 (2), et qui sombra ensuite dans le même oubli : L’Ancêtre, sombre histoire de vendetta corse.
Kazuki Yamada © Marco Borggreve
Pourtant, en écoutant la version de concert qui en était proposée à l’Auditorium Rainier III, on en vient à se demander si le compositeur n’était pas plus à son aise dans cette intrigue presque contemporaine (située sous Napoléon, mais cela pourrait aussi bien se passer en 1906) que confronté à tous les livrets mythologiques, bibliques ou historiques sur lesquels il travailla au cours de sa carrière. Il y a dans L’Ancêtre une concision et une liberté rares chez Saint-Saëns, qui ne se sent pas tenu d’adopter l’austère drapé antique et s’autorise des formes plus souples, plus proches de l’opéra-comique. Par ailleurs, dès l’ouverture et dans d’autres passages, on est frappé par certains motifs dont l’efficacité dramatique préfigurerait presque les musiques de film d’un Bernard Herrmann. Et cette évocation de la Corse s’accompagne d’une présence de la nature qu’on ne sent pas si souvent respirer dans les œuvres de Saint-Saëns : dans la première scène, l’ermite Raphaël salue les abeilles comme, à la même époque, Fevronia salue les animaux au début du Kitège de Rimski-Korsakov.
© Frédéric Nebinger direction de la communication
Toutes ces incursions surprenantes sont parfaitement mises en valeur par Kazuki Yamada, à la tête de l’OPMC, et l’on guette déjà le disque à paraître dans un an. Le chef japonais a également profité de la tournée occidentale du Chœur philharmonique de Tokyo, qui participe à cette recréation avec une diction française d’une qualité remarquable et en trouvant le ton juste à chacune de ses interventions.
Michael Arivony (Raphaël), Julien Henric (Tébaldo) et Hélène Carpentier (Margarita) © Alice Blangero
Quant aux solistes, la distribution réunie Palazzetto Bru Zane inclut pour moitié des artistes habitués de ses enregistrements et, pour l’autre moitié, trois « nouveaux » que l’on espère très bientôt réentendre dans ce répertoire qu’ils paraissent tout à fait à même de défendre brillamment. Matthieu Lécroart hérite ici du personnage secondaire du porcher Bursica, dont il traduit à merveille l’humilité quand il explique que son statut ne lui permet pas de se charger lui-même de la vendetta des maîtres. Déjà sollicitée pour Le Tribut de Zamora de Gounod et Hulda de César Franck, Jennifer Holloway (photo) incarne le rôle-titre avec une énergie farouche, comme si elle le jouait sur scène, et rend de manière étonnante la folie vengeresse de la vieille Nunciata. Quant à Hélène Carpentier, elle dispense la jeune Margarita de toute mièvrerie grâce à sa voix corsée, mais suffisamment agile pour les coloratures de son air ouvrant le troisième acte.
Gaëlle Arquez (Vanina) © Alice Blangero
Nouveau venu dans les productions du PBZ, le ténor Julien Henric, révélé dans Guercœur à Strasbourg la saison dernière, confère à Tébaldo la puissance voulue et confirme qu’il possède les couleurs idéales pour servir la musique française. On savait déjà que Madagascar était un réservoir de ténors (Sahy Ratia, Blaise Rantoanina), mais Michael Arivony, dans le rôle de Raphaël, prouve que l’île peut aussi fournir au monde de l’opéra d’admirables barytons au timbre chaud et à la solide présence. Gaëlle Arquez, enfin, traduit à merveille le pathétique de Vanina, qui meurt d’une balle destinée à son bien-aimé qu’elle voit partir au bras de sa rivale : par la sensibilité de son interprétation et l’opulence de sa voix, la mezzo-soprano montre que ce répertoire peut lui offrir bien d’autres personnages que Carmen où elle trouverait à briller (on se prend à l’imaginer en Margared du Roi d’Ys, pour n’en citer qu’un).
Après cette nouvelle résurrection d’une partition que Saint-Saëns dédia à « son altesse sérénissime Albert Ier de Monaco », on espère que l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo et le Palazzetto Bru Zane poursuivront encore longtemps leur collaboration, pour révéler d’autres œuvres conçues par les compositeurs amis du prince ami des arts.
Laurent Bury
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Saint-Saëns, L’Ancêtre – Monte-Carlo, Auditorium Rainier III, 6 octobre 2024
(1) www.concertclassic.com/article/dejanire-de-saint-saens-monte-carlo-ardente-resurrection-compte-rendu
(2) Lire le CR de L'Ancêtre par Gabriel Fauré, le 25 février 1906 : www.concertclassic.com/article/les-archives-du-siecle-romantique-85-gabriel-faure-temoin-de-la-creation-de-lancetre-de
Photo © Alice Blangero
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