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Le Ballet National du Canada au Théâtre des Champs-Elysées – Enjeux de lumière – Compte-rendu

C’est l’un des joyaux de la série TranscenDanses, qui permet au public français de parcourir le monde chorégraphique dans ce qu’il a de plus brillant, car la troupe du Ballet National du Canada, fondée en 1952, est d’une qualité et d’une virtuosité exemplaires et témoigne d’une grande ouverture dans ses choix, tout en conservant précieusement ses repères classiques. On peut être plus ou moins sensible à telle ou telle esthétique, tel horizon de recherche innovant, au moins est-on sûr qu’elles comporteront des séquences saisissantes et parfaitement gérées.

Force est de constater que l’heure, dans la production chorégraphique, est rarement à la pure joie de danser et que les créateurs du moment portent le poids d’angoisses et de rêves étranges, qui les connectent à un monde contemporain en proie à des bouleversements menant à la fuite. Tel est a été le cas pour  William Yong, venu de Hong Kong, qui signe Utopiverse, créé il y a quelques mois, et la star Crystal Pite, Canadienne réclamée partout, pour son Angels’Atlas, de 2020. Pourtant, la soirée s’ouvrait sur une vision raffinée, d’une extrême intelligence, celle du Canadien James Kudelka, qui fut directeur de la compagnie.
 

© Carolina Kuras

La pièce, Passion, a tous les avantages : notamment parce qu’elle court sur le premier mouvement du Concerto opus 61a de Beethoven (la version pianistique du Concerto pour violon réalisée par le compositeur à la demande de Clementi), finement interprété par Zhenya Vitort et le chef David Briskin, tous deux attachés au ballet canadien, avec l’Orchestre Prométhée. Une heureuse surprise pour qui est un peu lassé des bruits de ferraille qui soutiennent souvent les évolutions des danseurs contemporains. Et qu’astucieusement, elle met en regard deux univers dansés dont les codes s’opposent mais dont la beauté finit par les réunir : en vision académique, quelques couples tututés, qui tourbillonnent en chaussons à pointes et se déploient élégamment, dans un univers régi par l’harmonie. Un couple souverain rayonne au milieu, signe d’un équilibre mental et physique qui apaise et charme. Tout baigne dans la lumière d’un monde maîtrisé. En face d’eux, un autre couple, moderne celui-là, qui s’affronte et s’étreint avec une toute autre énergie, libérée certes, mais prisonnière de ses désordres. Le contraste, servi par l’admirable technique des danseurs, charme sans choquer, mais il n’en est pas moins prenant. Et on  y savoure comme un souffle hérité du duo Balanchine, avec son chic, et Robbins avec sa sensibilité écorchée, qui marqua tant la danse du Nouveau monde
 

© Karolina Kuras

 
Plongée ensuite dans un monde onirique, où tout se mêle dans une quête délicate et mystérieuse pour Utopiverse, de William Yong, superbement éclairé avec ses effets de lignes croisées, créés par Noah Feaver et Thomas Payette. Le propos est de nous conduire dans une réflexion sur l’au-delà, l’infini mais aussi le paradis perdu. Vaste programme, on le voit, et pas vraiment perceptible car trop ambitieux. Mais les ensembles sont formidablement contrastés, les danseurs semblent des objets de lumière, projetés vers quelque voie lactée ou l’individu se perd, et les entrelacements des corps fascinent, jusqu’à l’apparition finale d’une silhouette féminine, sertie d’un prodigieuse robe à traîne conçue par Yong lui-même. D’autant que là aussi, la musique supporte solidement l’enjeu, puisque l’archet de Fanny Clamagirand lance les subtils questionnements du Concerto pour violon op. 15 de Britten. On aimerait plus d’intensité dans sa sonorité mais la fusion de ces ondulations gestuelles et musicales n’en est pas moins étonnante.
 
Enfin, le noir, juste éclairé d’une sorte de nuage blanc, pour Angels’Atlas (photo), si typique du style de Crystal Pite. La patte créatrice est là, incontestablement, dans ces noires silhouettes secouées par de légères transes, cette sorte de prise de contact avec un univers sans identités, angoissant. Les lumières et les projections, signées Jay Gower Taylor  et Tom Visser,  sont fabuleuses, et les ensembles du plus pur Pite, laquelle n’a pas son pareil pour créer des tableaux vivants, formidablement scandés, et des chaînes humaines mouvantes, qui ont un pouvoir presque magnétique. La musique, enregistrée cette fois, est empruntée au Canadien Owen Belton et elle est belle. Mais lorsque le rideau noir tombe, on est déjà dans l’obscurité, sans savoir si c’est la fin du ballet ou la descente aux abîmes. Rien de léger dans cette enfilade de sombres secousses, avec heureusement un engagement magnifique de la part des danseurs, dont la plastique impressionne. Mais la joie de danser a fait place à l’angoisse…
 
Jacqueline Thuilleux

 

 
Ballet National du Canada – Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 12 octobre ; prochaines représentations les 14 et 15 octobre 2024. www.theatrechampselysees.fr/saison-2024-2025/danse/ballet-national-du-canada
 
 
Photo © Karolina Kuras
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