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Kirill Gerstein, Sakari Oramo et l’Orchestre national de France – Busoni transcendé – Compte-rendu

 

Ferruccio Busoni (1866-1924) s’inscrit dans la lignée des virtuoses qu’ont fait éclore le romantisme et l’avènement du piano moderne. Mais cet enfant prodige du clavier, ce nouveau Liszt que l’on connaît bien pour ses arrangements et transcriptions de Bach, est aussi un compositeur dont l’œuvre, sans être tout à fait oubliée, reste trop peu jouée. Son gigantesque Concerto pour piano op. 39 (1904) donne peut-être la clef de cette situation : magnifique, sans pareil, mais justement… gigantesque avec ses cinq mouvements pour une durée de près d’une heure et quart, sa virtuosité maximale, son grand orchestre augmenté d’un chœur d’hommes dans le finale.
 

Sakari Oramo © Benjamin Ealovega

En cette année du centenaire de sa mort, le public parisien aura cependant eu la chance d’entendre par deux fois ce monument – le mot convient bien et Busoni lui-même dessina sur la page de garde de la partition une allégorie architecturale de ces cinq mouvements –, qui plus est dans des interprétations très abouties : en janvier dernier par David Lively aux Invalides (1) et maintenant par Kirill Gerstein (photo) à la Maison de la Radio et de la Musique. Ce n’est pas tant la virtuosité qui impressionne ici – on n’en attendait pas moins de cet extraordinaire musicien formé en Russie puis aux États-Unis, aujourd’hui installé à Berlin – mais si l’impression de facilité qui se dégage de son jeu est stupéfiante. Non, c’est surtout sa façon d’unifier l’ensemble du concerto par une attention toute particulière à la couleur, à la clarté et à la fluidité, au-delà de la fréquente exubérance rythmique et malgré les forts contrastes d’atmosphère imaginés par le compositeur.
Il est en cela parfaitement épaulé par le chef Sakari Oramo. Il ne peut pas en être autrement : le concerto est écrit de telle sorte que piano et orchestre – puis chœur – se colorent mutuellement. Busoni puise pour cela dans toute la littérature pianistique (Bach, Beethoven, Brahms, Liszt) mais aussi orchestrale.
 

© DR 

Il y a quelques années, la Kunstbibliothek de Berlin avait consacré une grande exposition au compositeur, qui révélait ses relations amicales et artistiques avec les musiciens de son temps. Cette exposition était intitulée « Freiheit für die Tonkunst ! » (« Liberté pour l’art musical ! ») et c’est en effet en toute liberté que Busoni intègre le langage et l’harmonie de Strauss (écho des poèmes symphoniques dans le Pezzo serioso, troisième mouvement, clef de voûte de l’œuvre) ou de Mahler (il y a du « Titan » dans l’introduction du Cantico final).

Sakari Oramo maîtrise à l’évidence ce kaléidoscope d’influences et de fulgurances orchestrales, il donne aussi par endroits une idée de ce que Busoni a pu emprunter à Sibelius (les deux se connaissaient bien et s’appréciaient). Comme Kirill Gerstein, sa lecture cherche, sinon l’unité, en tout cas la continuité du geste. Il installe une tension ininterrompue, sans jamais pour autant forcer le trait, laissant l’orchestre respirer et tous les pupitres s’exprimer avec clarté (les moments quasi chambristes sont nombreux). Chef et soliste ont souvent joué ensemble le concerto – ils l’ont enregistré avec l’Orchestre symphonique de Boston (label Myrios) – et cela s’entend : ils insufflent à l’Orchestre national de France, étincelant, une énergie et une justesse remarquables. Dans le finale, les hommes du Chœur de Radio France, préparé (comme le Chœur de l’Armée française en janvier aux Invalides) par Aurore Tillac, se pose avec une vigoureuse douceur sur les soubassements contrapuntiques de l’orchestre et du piano. Du grand art !
 
Jean-Guillaume Lebrun
 

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