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Festival Le Piano Symphonique à Lucerne – Touches et retouches – Compte rendu

 

 
Etonnante virée pianistique que celle qu’offre « Le Piano Symphonique », festival hivernal de Lucerne, porté par la direction artistique non conventionnelle de Numa Bischof Ullmann, esprit aventureux et grand ami de Martha Argerich, présente ici au titre d’ « artiste associée » de la manifestation. Cinq jours de folie, de concerts énormes, bigarrés, risqués, de projets tumultueux ou pointus, de recours aux anciens autant qu’à la jeunesse, proposant du crossover jazz dans une ancienne piscine ou l’austère Chostakovitch Project initié par Evgeny Kissin, de recrues tonitruantes glanées dans les grands concours et fracassant les murs d’une petite pièce du Musée d’Art moderne tandis que la grande salle du KKL permet tous les écarts sonores avec sa belle acoustique et sa carrure de paquebot.

 

Janine Jansen, Martha Argerich & Misha Maisky © Philipp Schimdli

 
Quand Martha paraît
 
Mais en premier Martha Argerich, l’assoluta du clavier, attendue ici avec une ferveur quasi mystique par un public en état d’adoration, et, comme il en a toujours été, n’en faisant qu’à sa tête, heureusement brillante. Parmi les nombreuses apparitions promises avec ses friends et sa famille, elle a d’emblée supprimé celle où elle devait jouer avec Mikhail Pletnev, puis le Carnaval des animaux de Saint-Saëns. État de fatigue sans doute, d’exigence aussi dans son art, l’âge n’aidant pas un caractère réputé tumultueux, car la grande Martha a souvent été ainsi, maintenant le suspense un peu partout où on espérait son apparition. Quant Maria Callas, épuisée par une pression ô combien plus forte, annulait quelque soirée, le monde criait au scandale, au monstrueux caprice. Pour Argerich, on s’incline ! Mais l’on comprend au passage combien l’art lyrique, en regard des instrumentistes, est un enjeu plus périlleux.
 
Pourtant, elle a fait son apparition, en fin de soirée, le 16 janvier et lorsqu’elle a posé ses doigts sur le clavier pour le Trio en sol majeur n°39 « Zigeunertrio », joué avec ses camarades, le toujours émouvant Mischa Maisky, affaibli récemment par un problème d’épaule, et la vaillante Janine Jansen, en possession de ses solides moyens, tout est devenu irréel, pur, et le clavier s’est fait instrument de rêve, avec un toucher que peu savent rendre aussi velouté, presque immatériel. Délicat ensemble, donc, qui arrachait à l’excitation et à l’attente pour montrer une fois encore le caractère prodigieux de son art, elle qui sait être violente et sauvage. Même enchantement avec le subtil 1er Trio op. 49 de Mendelssohn, puis un arrangement du lied « Du Bist die Ruh » de Schubert. La paix était revenue. Et les heureux festivaliers ont pu ensuite l’entendre clore le Festival, le 18 janvier, sur le Concerto n°1 de Beethoven, l’une de ses plus flamboyantes réussites, dans une œuvre qui ne passe pas pour être la plus spectaculaire du compositeur et à laquelle elle sait donner vie et sens comme personne.

 
 

Yunchan Lim © Philipp Schimdli

Indicible mélancolie
 
Etonnement aussi, face à la pléthore de pianistes qui ont défilé pendant cinq jours : façon passionnante de ressentir à quel point le clavier peut être perçu différemment, avec des axes de frappe qui en font une découverte permanente, sans parler de la couleur que les interprètes impriment à leur vision musicale. Découverte sans en être une, car le jeune Coréen de vingt ans, Yunchan Lim, est déjà une vedette mondiale, particulièrement depuis sa médaille d’or au concours Van Cliburn en 2022 : commençant sur le Concerto n°2 de  Rachmaninov où son jeu délicat et raffiné n’était peut-être pas idéal pour imposer le caractère fortement romantique du propos, et surtout contrastait avec la vigueur tempétueuse du Luzerner Sinfonieorchester mené par un Michael Sanderling enflammé, il a ensuite créé l’enchantement avec les Saisons de Tchaïkovski, montrant qu’il se glissait dans les rêveries du compositeur avec une absolue maîtrise : 44 minutes en état de grâce, pages subtiles déroulées avec une légèreté, une fluidité qui confinait à la transparence, avec des instants d’une indicible mélancolie.

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Ilya Schmukler © Philipp Schimdli

 
Tsunami déroutant
 
Envol poétique avec les doigts légers de Stephen Kovacevich, donnant des ailes à la Sonate op.1 de Berg, en contraste absolu avec Ilya Schmukler, le lauréat du concours Géza Anda 2024, choisi par Argerich, lequel, avec une virtuosité phénoménale a emporté dans un même élan ravageur quelques pièces qui n’en sont pas sorties indemnes, et les oreilles des spectateurs non plus, certains ayant pris la fuite précipitamment. D’entrée de jeu, la Toccata BWV 912 de Bach, jouée comme du Prokofiev, des Funérailles de Liszt en furie, les Etudes Symphoniques de Schumann assénées frénétiquement : bref un tsunami déroutant, et qui rappelait quelle quantité de bruit peut faire un piano, et combien un jeune artiste doit savoir adapter ses moyens à la salle où il se produit. Tandis que le déjà fêté Daniel Ciobanu le lendemain, ne parvenait pas à maintenir une ligne musicale cohérente dans les Tableaux d’une exposition de Moussorgski, avec des doigts moins fracassants que ceux de Ilya Schmukler.

 

Leif Ove Andsnes © Philipp Schimdli

 
La magie Andsnes
 
Evidemment, rien de tout cela avec Leif Ove Andsnes (photo), l’idéale simplicité, le naturel, la descente en soi bien plus profonde que les excès digitaux. Splendide Sonate op.4 de Grieg, qui menait déjà loin, forte découverte avec la Sonate n°29 op.129 du prolifique Geirr Tveitt (1908-1981), compositeur majeur de la Norvège du XXe siècle, enfin Chopin, douloureux, dense, sobre pour des Préludes op. 28 glissant en une vague d’émotions aussi peu démonstratives que poignantes. L’un des plus grands de notre époque que ce Norvégien si réservé, qui affectionne la calme de son monde nordique, et ne tire pas son éclat de ses caprices. Très grand moment.

 

Evgeny Kissin & le Koppelman Quartett © Philipp Schimdli

 
Hommage à Chostakovitch
 
Plus difficile a été l’entrée dans le  Chostakovitch Project initié par Evgeny Kissin, heureusement animé par lui, dont le jeu parfois trop vif, servait ici heureusement à animer l’interprétation un peu morne du  Koppelman Quartett. Le projet, hommage au compositeur disparu il y a cinquante ans, sera promené en de multiples endroits, mais il demande recueillement et attention soutenue, car il ne s’agit pas là des œuvres les plus abordables de Chostakovitch, comme son Quintette op.57 qu’un peu plus de vigueur parmi les cordes eût rendu sans doute plus accessible. Même problème pour De la poésie populaire juive op.79, chanté par la toujours fine Chen Reiss, l’élégante mezzo Rachel Frenkel et le ténor Michael Schade (lequel avait susurré en catastrophe quelques lieder de Schubert pour pallier l’absence d’Argerich le 14) : un cycle de onze pièces touchantes, délicatement mélodiques, parfois même humoristiques, mais auxquelles, tout au moins dans l’interprétation qui en était donnée ici, manquait une véritable vibration. Le tout se poursuivant ensuite lors d’une seconde session Chostakovitch avec le violoncelle de Gautier Capuçon et le violon de Gidon Kremer.
 
Bref, accumulant les découvertes ou les confirmations de stars mondiales, créant des déconvenues, interrogeant les nouvelles façons d’envisager la musique, et surtout les mille et une facettes du clavier, Lucerne le temps de ces quelques journées intenses de « Piano Symphonique », s’ouvre sur le large.
 
Jacqueline Thuilleux

 

 > Les prochains concerts de piano <

Lucerne, les 14, 15 et 16 janvier 2025.
3 récitals à venir au KKL,  Evgeny Kissin (13 mars 2025), Khatia Buniatishvili (26 avril 2025) & Krystian Zimerman (20 juin 2025)
www.sinfonieorchester.ch
 
Photo © Philipp Schimdli

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