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« Klytämnestra n'est pas folle, c'est Elektra qui a perdu la raison » - Une interview de Waltraud Meier
Infatigable et toujours habitée par la même intensité musicale, Waltraud Meier poursuit sa carrière comme si le temps n’avait pas de prise sur elle. Après avoir incarné successivement sur la scène de la Bastille Ortrud (Lohengrin), déjà avec Robert Carsen, Isolde, Kundry et Marie de Wozzeck, la cantatrice allemande interprétera prochainement, et pour la première fois à Paris, le rôle de Klytämnestra dans Elektra de Strauss, dont elle nous livre ici sa conception. Dirigée par Philippe Jordan et mise en scène par Carsen, Waltraud Meier devrait une fois encore faire sensation dans un rôle qu'elle incarnait cet été à Aix auprès de son ami Patrice Chéreau dont elle se souvient avec émotion.
Si l'on excepte l'enregistrement de studio qui date de 1995, avec Deborah Polaski et Daniel Barenboïm (Teldec), vous n'avez inscrit Klytämnestra à votre répertoire qu'en 2010 à Salzbourg, avec Nikolaus Lehnhoff et Daniele Gatti. Cependant, à la différence de nombreuses cantatrices qui attendent de chanter ce rôle en fin de carrière, vous avez préféré l'aborder à la scène en pleine possession de vos moyens. Qu'est-ce qui vous a attirée dans ce rôle court et intense ?
Waltraud Meier : Je trouve qu'il est très important d’interpréter ce rôle lorsque la voix est encore pleine et saine, car une fausse tradition s'est imposée au fil du temps, qui a fait croire qu'il était préférable de ne plus avoir de voix pour jouer ce personnage, alors que cela rend son caractère totalement différent. Pour moi Klytämnestra doit être encore une femme dans sa plénitude, sa dignité et son intégrité féminine pour que le public puisse comprendre son destin. Cette femme a vécu une histoire horrible, certes, mais elle n'est pas encore âgée, ou proche de la sénilité comme on a pu le voir dans de nombreuses mises en scène trop appuyées, à la limite de la caricature. Je veux montrer le contraire. Physiquement, elle doit être encore attirante et élégante. Les femmes qui ont tué leur mari ne sont pas forcément des monstres au visage grotesque, elles ressemblent à beaucoup d'autres, et ont chacune eu une bonne raison pour commettre leur crime. Elektra est à mes yeux bien plus folle que sa mère, dans la rage et le besoin de vengeance qu'elle exprime. Klytämnestra a depuis longtemps « digéré » ce meurtre, le seul qu'elle ait accompli dans sa vie, car elle n'est absolument pas une meurtrière en série comme on veut souvent nous la montrer ; pas du tout. Elle peut sacrifier des animaux, selon la tradition de l'époque, mais il lui serait impossible de sacrifier des êtres humains. Elektra lui reproche d'avoir envoyé de l'argent pour tuer Orest, mais ce n'est pas exact, car si telle avait été son intention, elle l'aurait fait depuis longtemps. Il est important que l'on puisse montrer cet opéra différemment : Klytämnestra n'est pas la folle, pas du tout, au contraire, c'est Elektra qui a perdu la raison.
Après Salzbourg en 2010, déjà en compagnie de Irene Theorin, comme ici à la Bastille, et Aix avec Evelyn Herlitzius et Patrice Chéreau, quel nouveau visage de Klytämnestra allez-vous présenter au public grâce au metteur en scène Robert Carsen ?
W. M. : A Salzbourg je me suis beaucoup entretenue avec Lehnhoff et nous étions d'accord pour nous engager dans la voie que je viens d'évoquer, à savoir le besoin de redonner à ce personnage sa dignité de femme blessée et qu'elle n'apparaisse ni folle, ni caricaturale. Nous ne voulions surtout pas de maquillage outrancier, de masque de cirque. Bien sûr grâce au travail réalisé avec Patrice Chéreau, nous avons pu explorer et aller encore plus loin dans cette direction, plus convaincante, car plus proche de la réalité selon moi. Je crois que cette femme est plus faible, plus heurtée qu'on ne le pense et qu'au fond elle est honnête. On a trop souvent voulu nous faire croire le contraire. Avec Patrice nous avons cherché à ce que l'on puisse éprouver le désir de la plaindre, ou de la prendre dans les bras. Il est temps de donner aux spectateurs la chance de pouvoir la comprendre, car on a toujours eut tendance à prendre la défense d'Elektra. Si je devais chanter Elektra, je serais davantage dans l'hystérie, la haine et la dépression.
Pour cette production vous êtes dirigée par Philippe Jordan avec lequel vous avez interprété Tannhäuser à Baden-Baden en 2008. Pensez-vous que ses affinités avec le discours straussien (Salomé, Ariadne) et sa récente expérience du Ring vont vous être précieuses pour approfondir cette œuvre ?
W. M. : Je peux seulement juger ce que j'ai entendu pour le moment pendant les répétitions et je peux vous affirmer qu'il dirige de façon transparente. Grâce à cela on entend de très nombreux détails, son travail est d'une très grande finesse et il sait négocier de saisissantes graduations entre les nuances piano et forte. Il connaît le texte sur le bout des doigts, car je l'observe souvent prononcer les paroles, ce qui a pour conséquence qu'il est avec nous, respire avec nous, que les voix passent sans avoir à lutter contre la masse orchestrale et qu'il se réserve certains passages avec ses pupitres pour les laisser s'embraser : c'est formidable.
Difficile de ne pas évoquer la disparition de Patrice Chéreau qui laisse le monde artistique sans voix. Vous avez été l'une des rares à collaborer avec lui aussi longtemps et aussi régulièrement, depuis 1992 date de votre premier Wozzeck, jusqu'a l’ultime Elektra données à Aix l'été dernier, qui sera son testament lyrique. Avant de vous interroger sur son œuvre polymorphe, vous souvenez-vous du premier spectacle que vous avez vu de lui et de votre première rencontre ?
W. M. : Le premier spectacle ? Oui bien sûr, il s'agissait de la Tétralogie à Bayreuth en 1976, pour laquelle j'avais eu la chance d'obtenir des billets. C'était également ma première expérience avec la musique de Wagner. Je m'y suis rendue avec une foule de préjugés et dès les premières minutes j’ai été saisie et suis restée sur le qui vive, attentive, pensant intérieurement que c'était exactement comme cela qu'il fallait concevoir la mise en scène, le théâtre : son travail m'a immédiatement tétanisée. Notre première collaboration artistique est arrivée plus tard, en 1992, au moment où j'ai dû interpréter Marie de Wozzeck sous sa direction.
En 20 ans vous avez incarné sous sa direction Marie, Isolde et Klytämestra et participé à cette déambulation au Musée du Louvre autour des Wesendonck-Lieder de Wagner. Que croyez-vous intimement aujourd’hui, qu'il aimait chez vous et qu'il a souhaité mettre en avant ?
W. M. : (Sourire, silence...) Je crois qu'il appréciait avant tout mon honnêteté envers les personnages que je devais incarner. Il savait très bien que je ne voulais jamais exécuter un geste ou un effet vide, mais qu'au contraire il fallait qu'il soit toujours vrai, authentique, analysé et basé sur le texte. Patrice aimait aller à la recherche de la vérité et parvenir là où son intuition l'avait guidé ! Je ne sais pas... c'était si simple de travailler avec lui, très souvent on ne peut pas expliquer la simplicité, l'évidence ; nous n'avions pas besoin de grands discours, nous nous comprenions à mots couverts, totalement. Parfois cette proximité nous donnait l'impression d'être un vieux couple, je commençais une phrase et il la terminait.
Je me souviens d'une répétition du Tristan à Milan, où nous étions arrivés à ce que nous appelons Die Klage (1), peu avant le Liebestod ; il m'a laissée improviser sans intervenir, alors que nous n'avions rien décidé et après m'avoir regardée il ma dit : « Oui, tu gardes, tu m'as surpris, car c'est exactement ce à quoi j'avais pensé. » Des choses comme celles là étaient fréquentes entre nous. Nous parlions très souvent, je luis demandais des conseils sur certains rôles, son avis sur une interprétation, lui demandais comment il voyait certaines choses. Sur les productions que nous avions en commun, je l'observais également travailler avec les figurants, je ne me lassais pas de le regarder à l'œuvre. Nous étions très proches et très souvent lorsque je travaille sans lui et réfléchis à un geste ou a un mouvement, j'entends tout à coup ce qu'il pourrait me dire de sa voix grave : « Ca c'est du théâtre, et là ce n'est pas bien, attention c'est un effet, c'est du cliché ! ». Je me reprends alors et me dis, oui ce n'est pas honnête, m'arrête et repars à la recherche du geste juste ...
Outre ses mises en scènes d'opéra qui resteront marquantes pour longtemps, Chéreau était l'un des rares artistes après Visconti, à s'être également imposé au théâtre et au cinéma. Aviez-vous le sentiment en travaillant à ses côtés que ces trois disciplines cohabitaient, s'interpénétraient, s'entrechoquaient, ou étaient-elles isolées dès lors qu'il s'attelait à un opéra ?
W. M. : Absolument, car c'est la même source. Il en est de même pour moi qui chante de l'opéra, en concert ou en récital, c'est la recherche du texte, et pas seulement écrit, mais aussi musical. Ses connaissances étaient vastes, il brassait la littérature, la philosophie, la psychanalyse, la peinture, l’Histoire, car il avait été formé à toutes ces disciplines et faisait cohabiter ces références que ce soit à l'opéra, au théâtre ou au cinéma. Au cinéma il créait plus ou moins les textes, pouvait les retoucher, les reprendre jusqu'au dernier moment et sa manière de filmer, de cadrer pouvait également se retrouver à la scène. Il ne faisait pas des opéras pour de grandes salles où il aurait fallu faire de grands gestes pour être vu de loin ; il voulait des détails très précis, car il savait que même s'ils ne sont pas entièrement perceptibles partout, cela donne une autre pensée rien qu'en raison du corps qui est alors différent. Quand on pense la chose juste, cela se traduit dans le jeu.
Malgré la douleur et l'émotion vous avez accepté de chanter Wagner lors de ses obsèques. Est-ce votre choix, ou vous l'a-t-on demandé ?
W. M. : Des amis communs m'ont proposé d'interpréter deux extraits des Wesendonck-Lieder et j'ai accepté sans me poser de question. C'était évidemment un hommage au travail que nous avions réalisé dans les salles du Musée du Louvre, bien sûr.
A côté des héroïnes que vous maintenez à votre répertoire Sieglinde, Santuzza, Kundry, Marie, Isolde et Klytämnestra, y en a-t-il encore qui vous attirent ou que vous préparez pour les saisons à venir ?
W. M. : Encore des plans.... des projets..... mais ne trouvez-vous pas que ce que je fais soit suffisant ?(rires). Je réalise encore de belles choses, je suis contente. Vous savez, j'estime avoir fait beaucoup de choses dans ma vie. Je chante depuis presque 38 ans sur scène... dites-moi quels sont les rôles que je n'ai pas encore chantés ?, qui soient dans mes cordes ?.... j'ai fait tout ce qui m'intéressais. Tant que je pourrais chanter ce beau répertoire qui me plaît, je continuerai.
*(1) la plainte (au 3ème acte)
Strauss : Elektra
Les 27, 31 octobre, 7, 7, 11, 18, 24 novembre et le 1er décembre 2013
Paris - Opéra Bastille
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Photo :Nomi Baumgartl
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