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Feuilleton Mozart n°6 - Mozart 1791 : Grandeur et misère d’un destin exceptionnel
L’ultime année de la vie si courte de Mozart a fait l’objet d’un livre tout à fait remarquable du musicologue américain H.C. Robbins Landon (1) : 1791 est un guide précieux dans le maquis des sources, souvent incertaines et lacunaires, qui fondent le récit des derniers mois du compositeur. Plus modestement, nous soulignerons ici la formidable contradiction entre les conditions de vie de plus en plus précaires et harassantes de l’homme Mozart et l’incroyable créativité artistique qui caractérise 1791. Année paradoxale, en effet : endetté jusqu’au cou, Wolfgang voit l’embellie s’annoncer grâce au poste de maître de chapelle adjoint à la cathédrale de Vienne qu’il obtient, enfin, et aux commandes qui affluent tout au long de 1791. Après le cauchemar que représente 1790 où l’isolement le disputait aux rigueurs de l’hiver, Mozart entre dans une période de suractivité créatrice où l’on ne compte que des chefs-d’œuvre absolus.
Le premier, c’est le Concerto N° 27 en si bémol majeur qui clôt son cycle sublime pour le piano dans l’équilibre parfait entre luminosité et nostalgie avec ce thème emprunté au Lied L’Appel du printemps qu’il vient juste d’écrire: divine interpénétration des chefs-d’œuvre. Il en assurera la création lors du concert d’un confrère: Mozart ne parvient même plus à organiser lui-même une académie à Vienne ! Pourtant les commandes vont s’accumuler au fil des jours et l’horizon semble s’éclaircir au début de 1791. Il peut même espérer pouvoir rembourser ses dettes les plus criantes, notamment à son ami Michael Puchberg. Mais voici que Frau Mozart exige de partir prendre les eaux à Baden: il lui faudra le veuvage pour qu’elle se révèle excellent ministre des finances ! Elle a su, en effet, très habilement gérer l’héritage musical de son petit homme, vendant ses manuscrits d’opéras et d’oratorios dans les cours d’Europe. Rien que le fameux Requiem fut acheté trois fois en dépit de l’exclusivité exigée par le commanditaire anonyme !
C’est d’abord La Flûte enchantée, commande de l’ami et frère de loge Schikaneder. En juin, viendra celle de l’Ave Verum créé à l’église de Baden durant le séjour de Constance. Alors qu’il a déjà bien avancé La Flûte enchantée, il reçoit un mystérieux envoyé – en réalité, un célèbre avocat viennois ! - qui le sollicite pour un Requiem. Comme si cela ne suffisait pas, arrive via la cour de Vienne une commande des Etats de Bohème d’un opera seria pour le couronnement de Léopold II à Prague: compositeur attitré de la cour, Mozart ne peut se dérober malgré la brièveté des délais. Ce sera un chef-d’œuvre de plus, écrit en à peine plus d’un mois: La Clémence de Titus où l’on surprend une parenté avec le Concerto pour clarinette dédié à l’ami et frère maçon Stadler, et des citations de La Flûte enchantée dont la création est encore à venir, pour ne pas parler du Requiem!
Tout se bousculerait-il dans l’esprit de Mozart en proie à la fièvre créatrice ? Ce serait bien mal connaître son génie: l’autocitation est la manifestation de son humour qui confine à la manie. Ainsi du Non piu andrai de Figaro qui prélude au dîner de Don Giovanni. Ce qui distingue Mozart de tous les autres musiciens, c’est sa capacité à concevoir, dans sa tête d’abord, d’immenses architectures musicales et de n’avoir plus ensuite qu’à en transcrire les détails sur le papier. A quoi il faut ajouter, sa capacité à mener plusieurs projets de front dans les genres, voire les tons, les plus différents. Ce sont ainsi plus de mille pages de musique que Wolfgang va noircir dans les onze mois qu’il lui reste à vivre en 1791: c’est vertigineux !
Outre les commandes, il sacrifie aussi à l’amitié et à la fraternité qui lui sont si chères, et livre deux de ses plus belles Cantates maçonniques. Celles-ci ne forment-elles pas un tout avec maintes pages de La Flûte enchantée, cet oratorio maçonnique destiné à défendre l’ordre menacé alors par des intrigues de cour ? Car moins de vingt quatre heures après la mort de Mozart, son principal soutien, le baron van Swieten, sera démis de toutes ses hautes fonctions par l’empereur. Dès 1792 les loges viennoises seront fermées, suspectes de répandre les idées jacobines. Parce qu’elle sent le soufre, La Flûte enchantée va connaître une carrière chaotique. Mais elle est tellement populaire qu’il est impossible à la censure d’arrêter les représentations: on trouvera la parade en ajoutant une notice explicative biaisée qui condamne ceux qui dans l’ouvrage défendent les idées progressistes!
Car si Mozart n’est pas un intellectuel au sens parisien du terme, il n’a rien d’un benêt – n’en déplaise à certains cinéastes en veine de succès faciles! – et il a même des idées très arrêtées sur l’état de la société, idées qui confèrent leur unité à ses dernières œuvres. Ainsi sa Clémence de Titus exalte-t-elle son idéal du despote éclairé dont la figure se reconnaît aussi sous les traits du sage Sarastro de La Flûte enchantée. Et même si l’on considère l’au-delà tel qu’il apparaît dans le Requiem, où Mozart présente un Christ consolateur et un Dieu de bonté et de pardon, on y trouvera bien des parentés avec sa conception de la mort consolatrice telle qu’il l’a définie dans une lettre célèbre à son père en 1787 (2). La preuve, en tout cas, que pour Mozart, il n’y avait aucun antagonisme entre sa foi chrétienne et sa croyance aux idées progressistes de la franc-maçonnerie.
Qu’on réfléchisse bien à ceci: ses deux œuvres les plus populaires, celles qu’on joue le plus souvent à l’Opéra comme à l’église sont précisément La Flûte enchantée et le Requiem. L’une et l’autre, par des voies opposées en apparence, portent le plus haut message de la civilisation occidentale, dont Mozart présente la synthèse la plus lumineuse et la plus bouleversante. On est confondu quand on compare le degré de perfection dans l’ordre de la beauté et de l’intelligence créatrice, qui caractérise ces deux chefs-d’œuvre ultimes à la situation matérielle misérable dans laquelle le compositeur se débat jusqu’à en mourir. Car comme va le révéler prochainement un livre de Paul Bardon consacré au Requiem, celui-ci est bel et bien entièrement de Mozart. Pas de sa main jusqu’au bout, certes, mais de sa pensée relayée par son élève Süssmayr. La preuve en est l’identification du thème qui unifie les douze parties du Requiem : à savoir une mélodie chantée seulement en France au XVIIIe siècle, le faux bourdon du Dies irae, que Wolfgang entendit le 4 juillet 1778 aux obsèques de sa mère à l’église Saint Eustache lors de son dernier séjour à Paris. Il va y avoir du rififi chez les musicologues! Nous en reparlerons. Car on va pouvoir enfin comprendre le pourquoi de l’ultime répétition du Requiem, le 4 décembre, veille de sa mort, à son domicile, et surtout pourquoi l’œuvre put être jouée à ses funérailles, cinq jours plus tard, le 10 décembre, à l’église Saint Michel, à Vienne: il fallait bien qu’elle soit terminée !
Jacques Doucelin
Épisode 1: L'enfant de l'Europe
Épisode 2 : 1774, un jeune homme romantique
Épisode 3 : Viva la liberta!
Épisode 4 : Le premier musicien libre de Vienne
Épisode 5 : Les années terribles
(1) Fayard, 2005.
(2) « Comme la mort, à bien considérer les choses, est l’ultime étape de notre vie, je me suis familiarisé depuis quelques années avec cette véritable et meilleure amie de l’homme, de sorte que son image non seulement n’a pour moi rien d’effrayant, mais est plutôt quelque chose de rassurant et de consolateur! » (4 avril 1787).
Photo : DR
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