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La Chronique de Jacques Doucelin - Le public ne fuit plus le contemporain
Mine de rien, c’est une révolution ! Figurez-vous que la musique contemporaine ne fait plus fuir le public parisien. En effet, la grande surprise de cette rentrée qu’on croyait occupée d’abord par la réouverture de la salle Pleyel, c’est l’abondance d’œuvres nouvelles, ce qu’on appelle les créations de compositeurs vivants, devant des salles pleines : incroyable, mais vrai ! Le phénomène est totalement nouveau. Car depuis le retour de Pierre Boulez en France, au début des années 1980, et le lancement de son Ensemble Intercontemporain, formation spécialisée dans le bel aujourd’hui, la création musicale s’était enfermée dans des ghettos, quel qu’en soit d’ailleurs le prestige et les mérites.
C’est ainsi qu’un public exigeant, aux limites du sectarisme, se retrouvait comme les premiers chrétiens dans les catacombes, sous le plateau Beaubourg, à l’ombre du Centre Georges Pompidou, dans les profondeurs de l’Ircam (Institut de recherche et de coordination acoustique musique) pour célébrer le culte boulézien, ainsi qu’au Festival d’Automne à Paris, pour ne pas parler des Festivals de Royan, La Rochelle, puis de Musica à Strasbourg qui succéda aux précédents, toutes manifestations exclusivement consacrées à la musique contemporaine.
Ainsi allaient les choses depuis vingt cinq ans, c'est-à-dire une génération… Et l’on n’a pas vu débouler la suivante ! Boulez retranché dans son bunker beaubourgeois faisait la nique à son ennemi intime Marcel Landowski qui n’en avait cure, passant de la direction nationale de la musique sous Malraux, à celle des affaires culturelles de la Ville de Paris sous Chirac ainsi qu’à la Chancellerie de l’Institut. Coupé en deux, le public épousait plus ou moins la querelle des frères ennemis qui défendaient chacun leur pré carré.
Rien de changé depuis l’Ancien Régime : toujours le coin du Roi et le coin de la Reine ! Il fallait être d’un côte ou de l’autre : conservateur ou d’avant-garde. Et les excommunications majeures pleuvaient dru selon le bord de chacun. Et malheur plus grand encore à celui qui refusait de choisir dans cette nouvelle et ridicule « Querelle des Bouffons ». Il faudra, un jour dénombrer les victimes de cette vaine querelle esthétique dont l’unique fondement était la vanité des deux chefs de file.
La musique dite classique n’avait pas connu pareil fossé depuis celui qui opposa dans l’Allemagne du XIXè siècle, Brahms et Wagner : des haines inextinguibles en naquirent au point qu’un siècle après la mort des deux Germains protagonistes, elles n’étaient toujours pas éteintes ! C’est ainsi que Daniel Barenboïm qui dirigeait alors « Tristan et Isolde » au Festival de Bayreuth fut invité à donner un récital sur le piano de Wagner dans sa fameuse villa Wahnfried. Il nous raconta sa surprise et sa déconvenue en voyant un vieux wagnérien se lever soudain en signe de protestation lorsqu’il entama une sonate de… Brahms dans la maison de Wagner ! C’était en 1982…
Il n’y a certes pas grand risque qu’on joue une sonate de Landowski chez Boulez et vice versa, mais ce hiatus dans la création contemporaine n’en avait pas moins détourné les mélomanes français de la nouveauté musicale. C’est peu de dire que la musique moderne avait mauvaise presse : elle vidait les salles au point que les programmateurs ne savaient plus comment s’y prendre pour attirer le public. Celui-ci semblait littéralement coupé en deux Mais un vent nouveau (postmoderne, comme on dit, John Adams en tête) se mit à souffler de l’Atlantique et peu à peu fit fondre la banquise boulézienne qui se fissura. La plus jeune génération rua carrément dans les brancards et se précipita dans la brèche ainsi ouverte. Parfois de façon violente, parfois de façon plus insinuante.
Un compositeur de l’ancienne génération, un seul, avait réussi à survivre tout en résistant au chant des sirènes et en gardant son indépendance de créateur et d’homme vis-à-vis des deux clans qu’il renvoyait dos à dos : Henri Dutilleux fut cet indépendant. Heureusement, les plus grands interprètes aiment sa musique et il fut joué dans le monde entier puis en France en dépit de son indépendance d’esprit. A 90 ans, il pourrait se délecter, s’il avait de la vanité, du succès qu’il connaît actuellement : tout le monde se dispute l’honneur et la joie de jouer sa musique à l’occasion de son anniversaire.
Mais Dutilleux n’est pas seul à figurer en haut de l’affiche des principaux orchestres en cette rentrée symphonique. Son centenaire est l’occasion d’une intégrale Chostakovitch à Paris. La jeune génération a été largement à l’honneur elle aussi, des Concerts Colonne à l’Ensemble Orchestral de Paris. Bref, la création n’est plus la chasse gardée des formations spécialisées de naguère, mais gagne les généralistes comme l’Orchestre de Paris et ceux de Radio France. Souhaitons que cette sortie du ghetto où la création s’anémiait se poursuive désormais devant des publics qui ne demandent que des programmations intelligentes et courageuses qui leur montrent les filiations secrètes entre hier et le bel aujourd’hui.
Jacques Doucelin
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Photo : DR
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