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La Chronique de Jacques Doucelin - Folies nantaises

Du 30 janvier au 3 février prochain, ce sera donc de nouveau la folie musicale à Nantes, et ce pour la quatorzième fois. La désormais fameuse Folle journée de Nantes s’est, en effet, imposée au fil des ans dans le paysage culturel hexagonal et pas seulement régional. D’un jour, la fête annuelle est passée rapidement au week-end, puis à quatre jours, et enfin à cinq. Hébergée au sein de la Cité des congrès nantaise, elle essaime aujourd’hui non seulement dans les petites villes et départements de la région des Pays de Loire qui participent à son financement, mais même à l’étranger, de l’Espagne au Japon.

C’est ce qu’on appelle un succès. Car le public, loin à la ronde, a suivi cette offre aussi massive qu’inhabituelle dans sa forme comme dans son esprit. Le CREA, l’organisme nantais qui l’a inventée, a toujours beaucoup insisté sur la quantité des concerts présentés comme sur les chiffres faramineux d’auditeurs qui se comptent en dizaines de milliers à chaque édition. Pour 2008, les huit salles aménagées pour l’occasion dans la Cité des congrès – de 1.900 pour la plus vaste à 80 places pour la plus intime - n’accueilleront pas moins de 237 concerts, l’après-midi pour le 30 janvier et de 9h15 à 23 heures les quatre autres jours ! On comprend aisément qu’une telle accumulation de manifestations est au concert traditionnel ce que la FNAC est au petit disquaire du coin de la rue.

Le miracle du marketing a permis ce passage de l’artisanat au stade industriel, du moins si l’on ne considère que le nombre impressionnant des artistes présentés et celui des mélomanes qui se pressent chaque année à ce Woodstock du classique. Pourtant, plus qu’à un festival qui se caractérise toujours par la qualité exceptionnelle des événements musicaux et des interprètes invités, c’est à un supermarché musical que nous fait penser cette Folle journée, pas si folle que ça. En effet, elle se construit autour d’un thème, le plus souvent un compositeur ultra-célèbre (Bach, Mozart, Beethoven, Schubert, le romantisme…) auquel on adjoint souvent ses contemporains, susceptible de rassembler un maximum de public sur son nom.

Il n’y a rien là de choquant : on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre. Les répertoires confidentiels et les musiciens réputés difficiles, notamment les plus modernes (il faut toutefois noter la première apparition de créations en hommage à Schubert du Français Bruno Mantovani et de deux compositeurs japonais) ne conviennent pas, c’est évident, à l’esprit d’une manifestation dont le seul objet est de réunir un maximum de gens dans un minimum de temps. Une règle du jeu qui a sa logique propre. Et d’abord, une logique financière, à savoir des places bon marché, puisque les prix oscillent entre 25 et 4,5 euros. Ce qui permet aux mélomanes en goguette qui passent en général une journée ou une demi journée dans cette ruche musicale, de se concocter un marathon en passant allegrissimo d’un concert à l’autre. Ceux-ci durent d’ailleurs moins d’une heure pour laisser le temps - un quart d’heure en général - à nos affamés de musique d’aller d’une salle à l’autre sans trop se perdre dans le labyrinthe de la Cité des congrès.

Aussi bien les parcours sont-ils fléchés. Car le succès de l’entreprise repose sur la souplesse de cette rotation qui permet à chaque personne, voire à chaque couple ou famille, de consommer chacun plusieurs des produits offerts à leur appétit, comme cela se passe dans les grandes surfaces ménagères. L’idée qui sous-tend cette Folle journée version nantaise, c’est l’adaptation à la diffusion de la musique classique des règles de base régissant la gestion d’une grande surface. A cette différence près que cet énorme marché de la musique vivante ne dure que quelques jours. Il faut d’autant plus tirer sur les prix de vente (les places) et d’achat (cachets des artistes), opération qui conditionne l’équilibre des comptes d’exploitation.

Au début, ça n’était un secret pour personne qu’on ne venait pas jouer à Nantes pour le cachet. Mais des medias comme France Musique, Arte ou Télérama s’étant entichés de l’opération, les retransmissions et les échos de presse assuraient des retombées avantageuses pour les interprètes qui s’y rendaient. Par ailleurs, le CREA qui organise de nombreux concerts à travers le pays et dirige le Festival de piano à La Roque d’Anthéron a un excellent carnet d’adresses et a su s’assurer la fidélité de nombre d’excellents musiciens. Tout cela a nourri La Folle journée et lui assure un niveau de qualité. Mais comme dans toute grande surface qui se respecte, il faut des « locomotives », ou plutôt des têtes de gondole. C’est la soprano aimée des Français Barbara Hendricks qui en fait office cette année : elle donnera deux soirées de Lieder de Schubert dans la grande salle, mercredi et jeudi.

Les collectivités locales, au premier rang desquelles la ville de Nantes qui a compris le bénéfice d’image qu’elle retire de l’opération, ne lui ont pas ménagé leur soutien. Ainsi la région des Pays de Loire comme les départements qui la constituent s’y sont associés non sans exiger des concerts décentralisés chez eux. Peu à peu, les formations musicales et chorales locales sont entrées, elles aussi, dans la fête. Et c’est justice. Il ne faudrait pas en déduire trop vite que cette manifestation est totalement inscrite aujourd’hui dans la vie musicale nantaise telle que celle-ci existe à longueur d’année grâce à ses principales institutions, Opéra et Orchestre national des Pays de Loire.

Car si le public de La Folle journée vient bien lui du Grand Ouest, il est permis de s’interroger sur les conséquences de cette surconsommation musicale concentrée en quelques jours et qui tarit à la fois la soif des mélomanes et sans doute aussi le budget de beaucoup d’entre eux qui appartiennent aux classes moyennes. On n’a jamais vu la présence d’une FNAC augmenter le chiffre d’affaires du petit libraire du coin…Tout se passe comme si cette Folle journée était plaquée, mais pas intégrée. Les exemples ne manquent pourtant pas de manifestations qui loin de poser des problèmes de fréquentation aux autres institutions locales leur servent de locomotives. C’est le cas de plusieurs festivals : Musica voué à la musique contemporaine à Strasbourg qui collabore régulièrement avec l’Opéra du Rhin, ou bien « Toulouse les orgues » et « Piano aux Jacobins » qui s’inscrivent dans le déroulement normal de la vie musicale dans la ville rose.

Il serait vain de chercher des causes cachées plus ou moins tordues : je crois qu’il s’agit d’abord d’une question de lieu. Loin de moi l’idée de critiquer la Cité des congrès qui s’est montrée si accueillante à la Folle Journée. Mais on ne déserte pas impunément les lieux habituels du public ; même, et surtout, si l’on veut y amener un nouveau public ! Est-ce le but principal du CREA ? Ce devrait être, en tout cas, l’objectif de la ville de Nantes d’assurer la cohérence de sa saison musicale en profondeur et d’harmoniser sa politique culturelle.

Jacques Doucelin

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Photo : DR
 

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