Journal
Interview de la mezzo-soprano Joyce DiDonato
Tête froide et bien faite, physique avantageux, personnalité aussi rayonnante en scène que sympathique à la ville, Joyce DiDonato est la mezzo du moment. Voix de velours acrobatique ou dramatique, éduquée pour servir Haendel, Mozart ou Strauss, elle triomphe actuellement à l'Opéra Bastille, scène chère à son coeur, dans son premier Romeo des Capuleti e i Montecchi de Bellini. Entre deux représentations et un récital de mélodies américaines donné Salle Favart le 7 juin, elle a répondu à nos questions. Par François Lesueur.
Concertclassic : Vous voici de nouveau à Paris pour interpréter Romeo dans I Capuleti e i Montecchi de Bellini, après avoir incarné Rosina, Angelina, Cherubino, Dejanira et Idamante. Est-ce important pour vous de chanter ce rôle magnifique à la Bastille et pour quelles raisons ?
Joyce DiDonato : Oui énormément, car Paris occupe une place de choix dans mon coeur. Je suis trés heureuse de pouvoir le dire, car cela signifie beaucoup pour moi. Il y a plus de dix ans, après une éprouvante tournée d’auditions dans toute l’Europe, Hugues Gall fut le seul directeur influent à croire en moi et à m'offrir un contrat : il s’agissait de la Rosina du Barbier de Séville mis en scène par Coline Serreau, monté l'année suivante. Le public parisien m'a réservé un accueil merveilleux, m’a ouvert les bras et je ne pourrai jamais l’oublier. Par la suite je suis revenue chanter tous les rôles que vous avez évoqués avec un plaisir sans cesse renouvelé. C'est un lieu idéal pour débuter un nouveau rôle, car les conditions de travail y sont d’un très haut niveau. Je ressens très précisément le soutien de l’équipe et l’amour du public. Je sais qu’avec Romeo je franchis une nouvelle étape et je suis heureuse d'aborder ce rôle après m'être mesurée à Mozart, Rossini et Donizetti qui m’ont beaucoup apporté ; je réalise aujourd’hui un pas en avant très significatif pour la suite de ma carrière.
Concertclassic : Il s'agit de votre première incursion dans le répertoire bellinien. Que pensez-vous de la musique que ce compositeur à écrite pour les mezzos ?
JDD : Oh mon Dieu, c'est en effet mon premier Bellini. J'ai jusqu’à maintenant beaucoup chanté Rossini et uniquement Maria Stuarda de Donizetti (Elisabetta), mais la musique de Bellini est pour moi ce qu'il y a de plus pur dans le bel canto. C'est un choix délibéré, car je voulais aborder ce répertoire avec la maturité nécessaire, je n’aurais pas été suffisamment armée pour chanter ce rôle à mes débuts. Il y a six ans, on me l’avait proposé, mais comment aurais-je été capable de traduire musicalement toutes les émotions, les subtilités requises? Je crois qu’il est indispensable de vivre des expériences, qui vous transforment et vous enrichissent. Au départ Rosina et Cenerentola m'ont beaucoup apporté en terme d'assurance, de présence face au public et maintenant je peux m'engager vers de nouveaux horizons grâce à Romeo. Je crois que cette production de Carsen arrive au bon moment. J'ai mûri, évolué et ma voix convient davantage à cette musique.
Concertclassic : Bellini a écrit I Capuleti en 1830, une oeuvre créée par Giulia Grisi qui comporte une fameuse scène finale que la Malibran dédaigna deux ans plus tard, au profit de celle composée par Nicolai Vaccai pour son opéra Giulietta e Romeo, créé en 1825. Quelle regard portez-vous sur cette fin et souhaiteriez-vous la chanter ?
JDD : Non et j'aimerai bien avoir une conversation avec Maria Malibran pour savoir pourquoi elle préfèrait le finale de Vaccai (rires), qui est selon moi moins bon. Depuis que je travaille la partition de Bellini pour en percer les moindres mystères, je trouve cette scène finale magnifique et même si son écriture n'est pas d'une originalité confondante, la pureté, l'émotion, la progression qui conduit Romeo jusqu'au suicide sont incontestables ; pour moi nous sommes vraiment là au coeur du romantisme. Bellini prend le temps, gradue, pour parvenir à une musique quasiment organique. Je ne sais pas si le finale de Vaccai est plus difficile à chanter que celui de Bellini, mais chez ce dernier il est sûrement plus dramatique.
Concertclassic : Ici sur la scène de la Bastille, vous jouez Romeo dans une mise en scène signée il y a plusieurs saisons par Robert Carsen. Qu'appréciez-vous de l'univers de cet artiste et dans sa manière de raconter des histoires ?
JDD : Je n’ai pas eu pour le moment l’opportunité de collaborer avec lui sur la création d’un spectacle : j’ai seulement suivi une reprise d’Alcina en Amérique. Je dois dire qu'il est très attentif à la progression du drame et souligne le moindre élément susceptible de fournir une indication sur ce qui va arriver. Son travail est clair et ne va jamais contre la musique. Sa conception délicate, esthétique et très ouverte, m’a permis de “chercher” mon Romeo. Dans ces pièces où l’action est limitée, les scènes se suivent et nous devons exprimer ou réprimer nos émotions, d’autant qu’ici la guerre fait rage entre les deux familles et avec elle, la menace continuelle de la mort. Carsen est un metteur en scène qui sert la musique, la respecte sans essayer de lui faire dire autre chose que ce qu'elle est supposée raconter.
Concertclassic : Vous avez également le privilège d'interpréter ce rôle avec deux Giulietta totalement différentes, la russe Anna Netrebko et l'italienne Patrizia Ciofi. Est-ce facile d'adapter votre voix et votre tempérament aux personnalités de ces deux artistes ?
JDD : Oui et j’en suis la première surprise, car on ne peut pas trouver femmes plus opposées physiquement et vocalement : elles ont beau chanter les mêmes notes, le résultat est totalement différent. Nous avons heureusement des points communs qui sont très utiles et sur lesquels nous pouvons nous appuyer, surtout dans le cas de Patrizia avec qui je n'ai presque pas répété, mais que je connais et que j’admire énormément : quelle musicienne, quelle styliste! Sur le plateau j’apprécie leurs qualités de comédiennes et leurs capacités de réaction : il est très stimulant de se retrouver à leurs côtés.
Concertclassic : Votre carrière, débutée à la fin des années quatre vingt dix, est désormais bien lancée, vous êtes une mezzo qui compte, appelée un peu partout. Comment gérez-vous cette accélération ?
JDD : C'est un vrai challenge, même si je sais que je ne suis pas un cas isolé. Il faut faire attention à soi, car les mauvaises habitudes sont vite prises ; nos agendas débordent facilement, les demandes s'accumulent et il faut absolument rester en bonne santé, garder la tête froide et les idées bien en place. Nous devons faire face à de multiples sources de pression et devons gérer le stress, prendre le temps, réfléchir, tout en conservant intact le bonheur de chanter. Certains chanteurs ont du succès, mais sont-ils vraiment heureux sur scène? Je veux continuer à éprouver ce plaisir immense que procure le chant. C'est important pour la poursuite d’une carrière, sinon on devient nerveux et on ne chante pas comme on le devrait. Il faut faire des choix mais être satisfait de les prendre, car bien souvent le business prend le pas sur la musique et cela peut décourager. Le jour où je ne serai plus heureuse, j'arrêterai. Je ne veux pas me forcer à faire ce métier merveilleux.
Concertclassic : Vous avez récemment signé un contrat d'exclusivité avec EMI. Est-il facile aujourd'hui de construire sa propre carrière en ayant d'un côté un agent artistique et de l'autre une compagnie discographique ?
JDD : Cela dépend de la maison de disque, mais avec EMI je pense avoir fait le bon choix. Cela n'a pas été facile, mais toutes les personnes que j’ai rencontrées de New York à Paris m'ont parues passionnées de musique et entièrement dévouées à sa cause : cela m’a rassurée. Je ne pourrais pas être heureuse autrement. On verra dans vingt ans, mais je crois que Emi a compris que je plaçais la musique de Mozart, de Bellini et de Strauss très haut et qu'il était de notre devoir de servir leurs oeuvres en les jouant pour ceux qui ne les connaissent pas : pour moi tout ceci a encore de la valeur.
Concertclassic : Vous êtes très attentive à vous produire en récital ce qui n'est pas si fréquent chez les artistes de votre génération. Waltraud Meier disait il y a peu qu'elle chantait Isolde avec la même voix et le même placement que lorsqu'elle donnait une mélodie de Schubert. Selon elle, la technique est similaire puisque l'opéra vient du lied. Quelle est votre opinion ?
JDD : Je suis totalement d'accord avec elle, je n'ai qu'une technique qui me permet de m'adapter à toutes les partitions que j'aborde ; les sons qui sortent de ma gorge doivent pouvoir être entendus et passer dans une petite salle comme dans un grand théâtre, selon le type de projection nécessaire. Il faut travailler la prononciation, obtenir des voyelles pures, faire attention à la diction propre à chaque langue et c’est tout. Je regarde les partitions, j’essaie de comprendre ce qui est écrit, de trouver les nuances, puis je travaille les mots et c'est prêt. J'ai remarqué que les couleurs venaient en général avec les spécificités de chaque langue. Si je fais attention aux textes les couleurs arrivent naturellement.
Concertclassic : Vous chanterez cet été à Pesaro un concert conduit par Leonardo Vordoni, en hommage à la Malibran. Selon vous qu'est-ce que l'opéra lui doit ?
JDD : Oh, ... je n'ai jamais entendu aucun de ses disques, alors cela m’est difficile d’en parler... (rires). La légende raconte quelle était fabuleuse, que le public était fou d’elle et qu'elle chantait le répertoire que je fréquente aujourd'hui, de manière exceptionnelle. Mais attention, on ne chante plus comme à son époque, les modes, les critères esthétiques ont changé. Ces cantatrices assumaient dit-on, des rôles de soprano et de mezzo, mais les orchestres n'avaient pas la puissance d'aujourd'hui et à y regarder de prêt l'étendue vocale est assez similaire entre Semiramide et Arsace, ou entre Giulietta et Romeo. Il faut se méfier des héritages, ce n'est pas parce que de grands chanteurs ont marqué des rôles que les autres ne peuvent plus les toucher. Chacun doit avoir sa chance : avant moi il y a eu Berganza, Troyanos, Von Stade et je pense avoir aussi des choses à dire.
Concertclassic : Vous devez interpréter la saison prochaine Béatrice et Bénédict à Houston. Qu'aimez-vous le plus dans la musique de Berlioz, réputée pour sa difficulté ?
JDD : C'est un compositeur extraordinaire et dès que j'écoute sa musique je sens combien il aimait la voix. J'ai beaucoup chanté de musique contemporaine qui ne valorise pas toujours l'instrument vocal, contrairement à celle de Berlioz qui la connait et la respecte : ses oeuvres sont de véritables cadeaux pour nous. J'aborderai d'abord la partition en anglais, puis en français la saison suivante à Paris, avec Colin Davis. Autant vous dire que je suis aux anges !
Propos recueillis et traduits de l'anglais par François Lesueur
Programme détaillé de l’Opéra Bastille
Photo : DR
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