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Compte-rendu : Bateau-Piège - Reprise de Billy Budd à l’Opéra Bastille
Au fond il y a deux acceptions du personnage comme de la typologie vocale de Billy Budd : l’ange blond – et baryton martin – de la première version de l’ouvrage en quatre actes (1951), qu’incarnait l’athlétique Theodor Uppman (1), icône gay pas tout à fait malgré lui, créateur du rôle, un physique sorti autant de la nouvelle de Melville que d’une pièce de Genet, puis le marin au grand cœur victime de la rigueur militaire, sans plus guère de connotation sexuelle, tel que Britten le conçut tout spécialement pour Peter Glossop, alourdissant le rôle, le vouant à un registre plus grave, à l’occasion de la révision de l’ouvrage, commencée en 1960 et achevée en 1964. De cette seconde mouture on peut prendre toute la mesure en regardant le film capté par la BBC le 11 décembre 1966(2).
La production de Francesca Zambello, devenu l’illustration parfaite de l’ouvrage et restant fidèle à sa version révisée, a certainement trouvé en Lucas Meachem, bodybuildeur à la définition musculaire très américaine qui ne correspond guère à sa voix assez tendre et lyrique au fond, l’illustration idéale du second visage du marin. Meachem est parfait, jusque dans sa scène finale. Sa révolte bégayée montre habilement le piège dans lequel il s’enferme, son enthousiasme gamin à l’enrôlement dit tout d’un personnage d’un seul tenant, sans aucun arrière-plan.
C’est d’ailleurs là que le bât blesse, si l’on se souvient de la dimension érotique qu’infusaient ici même mais voici quelques saisons Rodney Gilfry ou Bo Skovhus à leurs Billy ; ils n’avaient pas renoncés derrière le brave garçon à faire apparaître le tentateur (même malgré lui), excitant plus efficacement les démons de John Claggart, tentant plus ouvertement les désirs toujours inavoués - et inavouables - d’Edward Fairfax Vere.
Cette réduction jusqu’à l’univoque déstabilise du coup quelque peu le plateau. Reprenant son rôle éprouvé sur cette même scène devant les tentateurs qu’étaient Gilfry et Skovhus, Gidon Saks charbonne plus – bravade ou dépit – son formidable John Claggart : il sait qu’il doit occuper seul toutes les zones d’ombres dont Britten a couvert la psychologie de ses personnages comme les notes de sa partition. Et Saks est prodigieux, il éclate littéralement le cadre de l’œuvre, on n’a d’yeux que pour lui au point qu’après sa mort on ne voit quasiment plus personne : l’opéra se déroule ensuite mais ne vit plus.
Tour de force étonnant d’un chanteur – acteur prodigieux, avec cette voix creusée mêlant si habilement stupre et violence – qui ne peut se déployer totalement que portée par une équipe de chant admirablement composée dans ses moindres caractères. Le Vere sans ambiguïté de Kim Begley pourra sembler un peu trop simplement paternel, les Officiers un rien ballots (jusque dans leurs toasts contre les français, qu’on a connu plus truculents), le Dansker finement joué selon Yuri Kissin ne sort plus d’un bas-fond de Dickens comme si souvent, trop propre sur lui, trop sereinement désabusé, philosophe presque, mais tous composent un paysage plus vrai que nature car fuyant la caricature.
A part Saks, le seul à porter jusqu’au bout le destin de son personnage reste François Piolino, novice brisé et fragile, d’une insoutenable vérité. De voix, de geste, il efface tous ses comparses sinon Gidon Saks justement : leur impossible scène d’amour – c’en est une, cimentée par le sadisme du premier et la masochisme du second – est le vrai clou de cette production dont nous avons déjà assez dit qu’elle est de bout en bout exemplaire. Avec pour cette reprise le bonus non négligeable d’une action scénique sensiblement revigorée par les assistants : la vie du brick est infiniment plus rythmée, plus acérée, plus aiguë que lors des représentations antécédentes, à Genève comme à Paris.
En fosse, on pourrait croire si on le regardait seulement, que Jeffrey Tate se contente de battre la mesure. Mais il y a derrière ce geste si sensible aux chanteurs et au spectacle tout l’orchestre de Britten qui se révèle et sonne, clair et profond, lumineux et noir, entre ciel et mer. Admirable, les musiciens ne s’y sont pas trompés, qui ont applaudi leur chef. C’était justice.
Jean-Charles Hoffelé
1) Initialement Britten avait écrit le rôle pour le jeune Geraint Evans, mais celui ci le trouva trop haut. Britten pressenti alors un baryton martin américain quasi novice, Theodor Uppman, qui devait devenir le grand Pelléas du Metropolitan.
2) Un DVD Decca BBC 0743256
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Photo : DR
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