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Nouvel Ibère - Une interview de Luis Fernando Pérez
En mai 2008, nous recevions une nouvelle version d’Iberia. Encartage noir, tableau moderne, label (Verso) et pianiste (Luis Fernando Pérez) inconnus. Un passionnant texte de présentation, signé par l’interprète, revendiquant une nouvelle lecture du chef-d’œuvre d’Albéniz appuyée sur un retour aux manuscrits nous pressait d’en savoir plus. On a glissé le premier disque sur le plateau noir du lecteur, et depuis il s’y loge souvent, tout comme le second volume de l’album.
Rien moins qu’une révélation, et comme somme toute il en arrive peu dans la vie d’un discophile, surtout dans une œuvre aussi aimée, aussi connue, on voudrait dire aussi faite sienne que l’est pour nous Iberia. La variété des couleurs, l’élégance assez «chulos» du geste, la profondeur des champs harmoniques, les arts si contradictoires - en apparence - du rêve et de la danse, le pianisme simplement magique, incandescent et débarrassé de tout pathos, des paysages éternels et immémoriaux où l’on entend le polo et où l’on voit l’immense soleil dévorant l’espace, une vraie plongée dans l’âme gitane, avec rasgueado et taconeo, mais aussi l’omniprésence d’un art savant qui regarde droit dans les yeux Chabrier et Debussy, on tenait enfin, depuis l’inégalée première version signée par Alicia de Larrocha pour Hispavox, notre Iberia.
D’autres disques ont suivi depuis pour l’étiquette Mirare. René Martin, l’oreille toujours aux aguets, a vite compris à qui il avait affaire, tout comme Tom Deacon, le producteur avisé et pianophile compulsif auquel on doit la Great Pianists of the XXth Century Edition de Philips, qui n’hésite pas à déclarer que « Luis Fernando Pérez est d’ores et déjà l’un des pianistes majeurs de sa génération » ; mais il suffit d’entendre quelque minutes de ce piano si différent pour que l’on en prenne immédiatement toute la mesure.
Un album Soler, comportant une sonate inédite au disque, signalant l’intérêt du jeune pianiste espagnol pour la rareté même là où on ne l’espère pas, a confirmé les qualités, de jeu, de pensée, d’intuition, qu’Iberia avait soulignées. Aujourd’hui un premier volume de Nocturnes de Chopin, simplement solaires, renouvelle drastiquement notre conception de ce recueil majeur. Un second disque suivra pour en parachever l’intégrale, mais entre temps paraîtront les Goyescas de Granados – avec El Pelele, trop souvent laissé de côté – nouvelle plongée dans le piano ibère.
Luis Fernando Pérez était de passage à Paris, on n’a pas résisté au plaisir d’une rencontre.
Commencer sa discographie avec l’Iberia d’Albeniz, c’est un sacré défi pour un élève d’Alcia de Larrocha ?
Luis Fernando Perez: C’était très risqué d’enregistrer Iberia après Alicia, comme vous le savez elle en a gravé quatre versions. Lorsque je lui ai apporté le disque à Barcelone j’étais un peu inquiet. Deux jours après elle m’a fait un téléphone en me disant simplement : « je l’ai écouté trois fois, j’en suis très heureuse ». Vous imaginez mon soulagement. Oui enregistrer Iberia après Alicia était compliqué, délicat pour le moins. Je voulais proposer une nouvelle version de l’œuvre en retournant au manuscrit original d’Albeniz. J’ai dû modifier drastiquement mon approche, ne plus voir la musique à laquelle je m’étais habitué pour en découvrir une autre, et j’ai même dû me séparer de la version d’Alicia – son dernier enregistrement réalisé en 1988, est celui que je préfère – qui était littéralement gravée dans ma tête.
Et vous aviez uniquement ce disque pour référence ?
L. F. P. : Aussi l’Iberia de Rafael Orozco, où règne un charme souverain ; j’y reviens souvent.
En retournant au manuscrit d’Albéniz vous avez donc découvert une œuvre différente de celle que vous connaissiez.
L. F. P. : Oui, en lisant le manuscrit j’ai eu le sentiment de découvrir les arrière-plans psychologiques de l’œuvre. Les intentions du compositeur s’y révèlent plus franchement à travers la musique. Vous savez Albéniz a tout précisé dans Iberia, presque pour chaque note, les accents, les modes de jeu, les indications dynamiques et de caractères foisonnent. On pourrait penser que ce souci de précision obsessionnel est un guide pour que l’interprète ne dévie pas. Or, lorsqu’on retourne à l’original on se rend compte que tout est clairement dans le texte lui même, les indications deviennent superflues. On est saisi par l’importance du rapport à la musique française avant-gardiste de son temps : Debussy est vraiment la référence à peine cachée d’Albéniz, Iberia est emplie de sa musique, mais Albéniz la réinterprète librement.
Le manuscrit montre plus crûment les apports de la musique populaire – essentiellement andalouse – l’omniprésence des éléments de danse, et aussi le goût des paysages qui va très loin au delà d’une volonté de description ou d’évocation. Ce sont des paysages intérieurs, scrutant l’âme et les pensées du compositeur bien entendu, mais saisissant aussi l’essentiel d’une culture. Albéniz était une personnalité très complexe, aux connaissances anthologiques ; sa musique est le portrait fidèle de son être, elle est donc complexe à son image, d’un raffinement extrême mais évidemment sans aucune affectation.
Vous avez choisi de compléter les quatre cahiers d’Iberia avec la pièce qui devait ouvrir le cinquième cahier, Navarra. N’y avait-il pas une œuvre antérieure à Iberia que vous auriez pu placer en exergue de votre enregistrement ?
L. F. P. : La Vega, oui, vous pensez à La Vega, bien sûr. C’est une pièce méconnue qu’Alicia aimait particulièrement et avec raison. Oserais-je dire que La Vega est un chef-d’œuvre au même titre qu’Iberia ? Oui, je l’affirme. C’est la première pièce où Albeniz va si loin dans son piano, il avait composé auparavant quantité de choses charmantes, et aussi la grande Suite espagnole avec ces musiques si caractérisées, mais La Vega c’est un autre monde. Le terme vega lui même possède un double sens. C’est une vallée fertile, un verger abreuvé par une eau abondante, mais c’est aussi la métaphore de toute une culture, la référence aux ancêtres, la pérennité des racines, un rappel de la profondeur historique et sensible de l’être humain. Cette musique souvent à la limite du silence est d’un modernisme transcendé. Il est bien possible qu’Albéniz soit parvenu là à saisir l’essence de son art, aussi complexe fût-il.
Que vous a transmis Alicia de Larrocha, les secrets de l’Ecole de Frank Marshall ? Lui devez-vous votre sonorité si naturellement lumineuse ?
L. F. P. : Sa propre technique est toujours le produit des apports de plusieurs professeurs mêlés à son propre travail. Alicia m’a appris à jouer la musique espagnole. En fait notre répertoire demande une technique pianistique particulière, qui ne vaut que pour lui. D’ailleurs je change de technique dès que je joue un compositeur non espagnol. Par exemple pour faire sonner les attaques il y a une frappe très particulière qui évite l’enfoncement des touches et du son : le poignet doit être très libre pour que le son puisse résonner. Il y a ainsi quantité de savoir faire qu’Alicia m’a transmis. Mais elle m’a offert une chose plus importante encore, qui toute sa vie a été sa grande obsession : maîtriser le temps et l’espace musical, avoir une claire conscience du temps nécessaire pour que toute les voix de la musique – et Dieu sait que chez Albéniz elles sont nombreuses - sonnent, se déploient, composent la plénitude du paysage sonore. Le sens des proportions pour atteindre au plus près une balance parfaite.
Vous avez été aussi l’élève au Conservatoire de Madrid de Dimitri Bashkirov…
L.F.P. : Je suis entré dans la classe de Bashkirov lorsque j’avais quinze ans. C’est jeune, vous pensez à quel point on est malléable à cet âge, il m’a donc modelé. J’étais son plus jeune élève alors. Il m’a donné toute ma technique, mais aussi il m’a introduit aux différents caractères et aux différentes périodes de la musique. Son savoir est encyclopédique, autant en terme de répertoire que pour la pratique instrumentale. Son influence a été décisive pour moi. Pour Bashkirov ce qui comptait était d’atteindre le cœur de l’œuvre. J’étais toujours étonné de l’apparent hiatus entre son enseignement, basé sur le respect scrupuleux du texte, et son jeu, étonnamment libre, très instinctif, tout en énergie et en caractère. C’est probablement cela, le secret de l’école russe.
Et parmi les nombreux pianistes avec lesquels vous avez suivi des masterclasses….
L. F. P. : Bruno Leonardo Gelber, pour l’esthétique, il m’a amené vers le grand répertoire allemand, Beethoven, Brahms, Schumann. Quel professeur formidable, je l’adore. Un nom encore : Andras Schiff, avec lequel je me sens en confiance, nous sommes restés en contact étroit. Et mon professeur français, Pierre-Laurent Aimard, qui m’a donné confiance, m’a toujours poussé à exprimer ma vision des œuvres, il me disait « cherche ta liberté ».
Vous avez publié un premier disque consacré à l’intégrale des Nocturnes de Chopin, reviendrez-vous au répertoire espagnol ?
L. F. P. : Très vite, en fait si mon producteur René Martin en est d’accord, mais je n’ai pas de doute sur cela, nos connexions sont très fortes, je voudrais enregistrer avant le second volume des Nocturnes, les Goyescas de Granados, que je vais beaucoup jouer cet été J’ai souvent interprété des pièces séparées de ce recueil, je l’avais donné intégralement voici quelques années ; maintenant je sens que le temps est venu de reprendre tout le cycle et d’en proposer ma version.
En quoi le piano de Granados est-il différent de celui d’Albéniz ?
L. F. P. : C’est très diffèrent. La technique et le sens musical d’Albeniz sont comme le précipité de l’Andalousie et de Paris, le résultat est vraiment tourné vers la modernité, alors que Granados c’est le grand romantique espagnol. On évoque souvent Chopin au sujet de Granados, mais pour moi son modèle majeur est Schumann. La complexité harmonique, l’univers intérieur un peu fantasque. Il avait aussi un goût prononcé pour l’Orient, qui occupe une grande part de son imaginaire musical et que l’on retrouve dans son sens de l’arabesque pianistique. Mais contrairement à Albéniz il s’est relativement peu intéressé à l’Andalousie. Son Espagne n’est pas celle d’Iberia, elle ne considère pas les gitans ou les racines arabo-andalouses comme le sel de la culture nationale. Non, pour Granados, l’Espagne c’est Madrid. D’ailleurs, voyez Goyescas qui est une plongée dans l’identité culturelle madrilène, avec en plus un certain exotisme temporel puisque l’œuvre nous transporte à l’époque de Goya. C’est assez intraduisible, mais à Madrid nous avons la réputation d’être « chulo » (fier, hautain, mais aussi élégant et désintéressé, ndla), et cette caractéristique de notre caractère s’entend tout au long de Goyescas qui traite d’amours impossibles. L’esprit chulo est aussi omniprésent dans les chansons madrilènes, les tonadillas, et évidemment dans celles que Granados composa.
Vous produisez une qualité de son très particulière, lumineuse et pourtant très complexe. Lorsqu’on vous voit jouer, on est étonné par votre tenue au piano, haute, votre jeu avec tout le corps. Pardon, mais c’est une posture qui renvoie aux grands pianistes du passé, et que seuls Claudio Arrau ou Jorge Bolet pratiquaient dans la seconde moitié de XXe siècle…
L. F. P. : Je suis un amoureux fou des pianistes du passé, les Hoffmann, les Rosenthal, les Friedman, en fait il n’y a que ce type de pianiste, que ce jeu pianistique là qui m’intéressent. Evidemment la technologie a tué une grande part de cet art magique. Le CD aseptise, le son froid qu’il produit a fini par créer des réflexes négatifs même chez les mélomanes : ils veulent entendre la perfection morte d’un enregistrement digital. Mais moi j’essaye de lutter contre cela, je repense sans arrêt aux monstres de l’âge d’or, je fais ce que je peux pour en être un tant soit peu digne.
Entretien réalisé à Paris le 27 avril 2010 par Jean-Charles Hoffelé
Luis Fernando Pérez au disque :
-Albéniz : Iberia (Verso VRS 2045)
-Soler : 15 sonates et 1 Prélude (Mirare MIR 101)
-Chopin : 10 nocturnes (Mirare MIR 111)
Luis Fernando Pérez donnera un récital Chopin-Granados, le 27 juin prochain, dans le cadre des Fêtes musicales à la Grange de Meslay / www.fetesmusicales.com
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