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La Chronique de Jacques Doucelin - Hugues Cuénod : un passeur de siècles disparaît à 108 ans - Hommage Concertclassic
Le problème avec ceux qui réussissent à mourir centenaires, c’est qu’ils ont déjà largement entamé leur purgatoire au moment où ils disparaissent des écrans médiatiques. Ainsi du ténor suisse Hugues Cuénod qui vient de nous fausser compagnie sans crier gare à 108 ans au milieu du vignoble de ses ancêtres non loin de Vevey. La dernière fois que ses amis parisiens l’avaient aperçu, c’était en 2002 à la corbeille de l’Opéra Comique où il assistait à la représentation du centenaire de la création de Pelléas et Mélisande de Debussy. Son immense silhouette dégingandée n’avait pas perdu un pouce : à cent ans lui-même, il avait juste l’âge de Pelléas et son éternelle jeunesse.
Sa dernière apparition sur scène fut dans son cher Grand Théâtre de Genève dans les années 80, à l’invitation de Hugues Gall, dans Les Noces de Figaro de Mozart : il avait troqué pour l’occasion son rôle fétiche de Basile au Festival de Glyndebourne pour celui plus humble du jardinier, le père de Barberine. Ce faisant, il se souvenait qu’il avait été baryton avant d’être ténor… Tout cela n’avait d’ailleurs guère d’importance pour lui : seuls comptaient la vérité de la musique et le jeu de l’acteur chanteur qui en découlait. D’où l’extraordinaire aisance en scène et la modernité de ce grand échalas qui feignait de prendre les choses avec une distance non exempte de coquetterie. En réalité, il a toujours travaillé avec autant d’application que de passion.
C’est bien le mot qui convient si l’on songe que ce fils de Calvin débuta sa carrière musicale à l’église dans le rôle de l’Evangéliste des Passions de Bach : elles ont sous-tendu toute son activité artistique. Celle-ci peut se résumer comme le long parcours d’un amateur passionné doublé d’un superprofessionnel qui refusait de se prendre au sérieux, mais acceptait les propositions qui venaient naturellement à lui. Ainsi se retrouva-t-il dans le sillage d’une des plus grandes musiciennes du siècle, Nadia Boulanger, ce qui a signifié pour Hugues Cuénod d’abord, la proximité de la création musicale avec les principaux chefs-d’œuvre de Stravinsky, ensuite, le souci des musiques les plus anciennes, à commencer par Monteverdi et Cavalli. Si l’on songe qu’il fut lui aussi ami de Ginette de Chambure, la fondatrice du musée des instruments du Conservatoire de Paris, dont le rôle sur un William Christie fut déterminant trois décennies plus tard, on prend la mesure du rôle de passeur qui fut celui de Cuénod.
Il a ainsi cultivé en tant qu’interprète la musique de la première moitié du XXe siècle, de Fauré et Debussy à Poulenc, Milhaud, Jean Françaix, Britten et Stravinsky avec son opéra The Rake’s Progress (1951) concurremment avec la résurrection de Lully, Rameau ou Monteverdi pour les festivals d’Aix en Provence ou de Glyndebourne dont il fut un pensionnaire régulier pendant plus d’une décennie. Il faut avoir bien peu de mémoire pour prétendre que la vague baroque actuelle n’a pas connu de signes annonciateurs : Cuénod a travaillé avec le chef et musicologue anglais Raymond Leppard comme avec son compatriote suisse Michel Corboz, et l’ostracisme dont ces deux derniers chefs d’orchestre sont victimes de la part de certains jeunes gens pressés n’y change rien : il y a belle lurette que l’Ormindo ou La Callisto de Cavalli ont fait les beaux soirs de Glyndebourne …
Car si les « baroqueux » ont peaufiné le jeu sur instruments anciens, ils n’ont pas découvert le répertoire de cette époque, si ce n’est quelques vieilles godasses dans les bras morts de la musique, comme dit si joliment notre confrère Jacques Lonchampt : le travail avait déjà été fait, ne leur en déplaise ! C’est cette remise en perspective que nous autorisent l’exemple et la longue carrière de Cuénod. C’est aussi un des tout premiers européens : ce petit fils de banquiers et de vignerons helvètes avait aussi de la branche du côté d’Albion où il cousinait avec un certain Churchill descendant du fameux va-t-en guerre Marlborough : ça peut ouvrir les portes de Glyndebourne ou de Covent Garden…
A Paris, Cuénod a toujours été chez lui, dans les salons proustiens de l’entre-deux-guerres comme chez Nadia Boulanger qui l’imposa aux Etats-Unis. Tout le contraire d’un snob, car il fréquenta toujours spontanément les plus grands musiciens, de Clara Haskil à Dinu Lipatti, ses voisins suisses qu’il avait d’abord connus à Paris. Ajoutez à cela qu’à 70 ans, Cuénod était toujours en pleine carrière alors qu’au même âge, ses successeurs doivent se contenter des joies des cours d’interprétation. Comme il aimait à le dire lui-même : comment aurait-il pu perdre sa voix, lui qui n’en avait jamais eue ? Quelle distance vis-à-vis de son métier ! Certains feraient bien d’en prendre de la graine…
Jacques Doucelin
Photo : DR
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