Journal
Véronique Gens et Christophe Rousset à l’Opéra Comique - Leçon de tragédie - Compte-rendu
Succès commercial et critique inattendu en ces temps de disette discographique, les « Tragédiennes » défendues par Christophe Rousset et Véronique Gens ont enfin passé l'épreuve du concert. En souhaitant porter un regard sur la tragédie lyrique française, les deux artistes ont réalisé un vaste triptyque(1) entre le dernier baroque et le romantisme. Ainsi aura-t-on pu saisir au gré d'airs et de scènes dont certains totalement inédits (retrouvés grâce au concours du Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française de Venise), la formidable évolution de ces héroïnes en termes de style, de déclamation et d'expression, qu'il s'agisse de traduire la douleur, la crainte, la fureur ou le pardon.
Sept airs et de trois ouvertures occupent le programme au Comique et, comme toujours avec ce répertoire fin et sensible, ce lieu se révèle le plus bel écrin qui soit. Véronique Gens qui triomphe depuis un mois sur la scène de la Bastille dans le rôle de Donna Elvira (2), en grande et belle voix, témoigne d'un réel engagement dans l'air d'Ariodante de Méhul (1799), drame en prose mêlé de musique : elle saisit l'extrême agitation d’Ina par un discours appuyé avec « r » roulés et une vivacité d'exécution au contrôle irréprochable. Après cette première et longue séquence, la soprano à l'aigu moins serré qu'au disque, donne libre court à son imagination frondeuse, en se lançant avec rage dans l'air d'Iphigénie en Tauride « Je t'implore et je tremble » où son étoffe vocale et ses invectives font merveille.
Suivent Gossec et Kreutzer, disciples du grand réformateur qu'était Gluck, avec tout d'abord un extrait de Thésée (1782) où Médée trahie, aux prises avec le désespoir, en vient à s'oublier en laissant parler son cœur dans un récitatif haletant (« Ah ! Faut-il me venger »). Dans ces moments de conflit intérieur, le timbre de Véronique Gens, mi-soprano, mi-mezzo, trouve des accents superbes que la direction enflammée de Rousset met en valeur. La fureur mêlée d'angoisse qui caractérise Andromaque (Astyanax de Kreutzer - 1801) permet également à deux interprètes parfaitement accordés de traduire l'état d'extrême tension d’une héroïne désireuse de sauver son fils, le rythme syncopé décuplant l'énergie de cette page.
Belles ouvertures de Stratonice (Méhul - 1792) et des Danaïdes (Salieri - 1784) jouées avec une insolence et un mordant remarquables, comme en seconde partie celle de Médée de Cherubini, d'une violence sidérante.
Le parcours se poursuit avec Meyerbeer et Berlioz : étonnamment dans les cordes de l’interprète, le bel air de Fidès « Ah mon fils » extrait du Prophète, malgré une large tessiture que savait dominer Marilyn Horne, s'avère un beau moment de prière soutenu par une diction exemplaire. Le grand frisson survient avec l'air de Didon « Je vais mourir » (Les Troyens) chanté de manière exceptionnelle, l'instrument radieux, libéré de toute contingence ne faisant plus qu'un avec le texte prononcé comme si ce personnage avait déjà quitté terre et contemplait d'en haut la silhouette de son corps. A quand une version de concert réunissant Jonas Kaufmann ou Gregory Kunde, Anna Caterina Antonacci et Véronique Gens ?
L'aventure prend fin avec Verdi, créateur en 1867 d'un Don Carlos en français influencé par un siècle de tradition post-baroque. Portée par des Talens Lyriques aussi denses qu'inspirés, Véronique Gens se montre de bout en bout admirable dans « Toi qui sus le néant des grandeurs de ce monde », domptant l'arc verdien par un souffle, un legato et une grandeur d'âme qui lui font parfois défaut en studio.
En bis, la plainte de Catherine d'Aragon « Ô cruel souvenir » tirée du Henry VIII de Saint-Saëns (1883) met le public à genoux, avec son impressionnant si naturel placé au centre de l'air. Le plaisir se prolonge avec une rareté signée Juan Crisostomo de Arriaga, Herminie, scène-lyrique-dramatique de 1823, où l'héroïne devant le corps blessé de Tancrède sort littéralement d'elle-même avec un élan et une noblesse qui semblent avoir été pensés pour la grande tragédienne qu'est Véronique Gens. Un moment rare.
François Lesueur
(1) 3 CD séparés Virgin Classics
(2) dans le Don Giovanni de Mozart mis en scène par Michael Haneke (dernières représentations les 16, 19 et 21 avril)
Paris, Opéra Comique, 10 avril 2012
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Photo : M. Ribes & A. Vo Van Tao Virgin Classics
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