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Découvrir la création musicale - Sortir du cadre, entretien avec Georg Nigl
Lorsqu’il s’est agi de trouver un interprète pour assurer un projet aussi ambitieux que le Voyage d’hiver « revisité » qui ouvrira le prochain week-end de turbulences musicales le 7 février, le nom de Georg Nigl s’est naturellement imposé. Baryton au vaste répertoire, éclectique et aventureux, Georg Nigl est en effet un connaisseur averti de l’œuvre de Schubert et un promoteur enthousiaste de la musique du vingtième siècle à aujourd’hui. Si l’on ajoute qu’il sera accompagné par Andreas Staier, son collaborateur de longue date, on comprend combien sa présence aux côtés du compositeur Mark Andre, du plasticien Michaël Borremans et du metteur en scène Johan Simons est précieuse pour cette production originale du Voyage d’hiver.
Georg Nigl, vous connaissez intimement l’œuvre de Schubert, et notamment le Winterreise : quelle a été votre première réaction lorsqu’on vous a proposé ce projet d’un Winterreise non seulement mis en scène, mais avec l’ajout de compositions originales de Mark Andre entre les lieder du cycle ?
J’en ai été très heureux et je n’ai pas hésité un instant. J’aime beaucoup ce genre d’idées, de celles qui aspirent à sortir du « cadre ». Je me souviens de mes premiers récitals, lorsque j’ai commencé à chanter : au-delà de l’appréciation que les uns ou les autres pouvaient avoir de ma prestation, j’ai été très étonné des attentes du public quant à la manière de donner à entendre une œuvre — que cela relève du cadre du concert ou de l’interprétation. Comme s’il y avait une « bonne manière » de chanter une œuvre ! Ces attentes sont aujourd’hui démultipliées par l’écoute répétée des enregistrements et les habitudes qu’elle induit.
Pourtant, Winterreise n’a jamais été conçu pour être donné en concert sur une scène face à des centaines de personnes. C’est une musique qui se jouait à la maison. Je vis à cinq minutes environ de la maison où Schubert est mort. On peut la visiter et on peut voir sa chambre : il n’y a là rien de clinquant, rien de spectaculaire. Nous sommes donc en droit de remettre en question le concept même de « récital » comme on l’entend habituellement.
En venant écouter Winterreise dans ces conditions-là — avec la mise en scène de Johan Simons, le décor de Michaël Borremans, et avec la musique de Mark André se glissant entre les notes de Schubert —, personne ne s’attendra à un récital « normal ». En tant que chanteur, cela m’ouvre un très large espace de liberté.
Michaël Borremans, esquisse pour le décor du Voyage d’hiver
Vous chanterez en compagnie de votre ami et collaborateur de longue date Andreas Staier, qui est connu pour ses recherches organologiques : jouera-t-il sur un pianoforte de l’époque ?
Non, sur un piano moderne. Là encore, jouer sur un pianoforte reviendrait à ouvrir à nouveau le débat sur « ce qui se fait » et « ce qui ne se fait pas » : ça ne m’intéresse pas. En outre, les instruments viennois de l’époque n’étaient pas conçus pour de grandes salles de concert !
Cela ne nous empêche pas, Andreas et moi-même, d’enrichir notre interprétation en puisant dans nos recherches organologiques. Non pas parce que ce serait la « bonne » manière de faire, mais parce que nous pensons que c’est un moyen pour nous de « traduire » — « interpréter » signifie « traduire » — au mieux cette musique.
Qu’est-ce qui rend le Winterreise propre à ce genre d’expérience ?
C’est justement parce que le Winterreise est un chef-d’œuvre aussi connu que l’on peut jeter un autre regard sur lui. L’essence de l’art est d’ouvrir inlassablement de nouvelles discussions à propos d’une même œuvre.Winterreise, Wozzeck ou la Chapelle Sixtine seront toujours ce qu’ils sont : à nous de chercher ce qu’ils peuvent nous dire. Cela dit, si l’on ne risque pas de détruire de tels chefs-d’œuvre en les réinventant, c’est toujours un défi à relever, il faut constamment faire ses preuves.
En quoi ce projet se distingue-t-il d’un opéra ?
Laissez-moi vous raconter l’histoire de cette femme qui a vécu 35 ans avec les Aborigènes d’Australie. Un jour, elle a voulu leur faire comprendre comment notre société divise ses richesses et les a conviés à une course à pied. Les Aborigènes l’ont regardée avec de grands yeux étonnés, et lui ont demandé où était l’intérêt de ce genre de courses, où un seul gagne tandis que tous les autres perdent.
J’adore l’opéra, mais le concept même d’opéra implique une hiérarchie — le chef et le metteur en scène indiquant aux autres ce qu’ils doivent faire. Je suis un artiste à part entière, j’ai mes propres idées et j’aime le travail collaboratif. Même si la démocratie n’a pas réellement cours dans le domaine du théâtre — toutes les voix ne se valent pas —, je suis, dans le cas présent, celui qui doit interpréter le Winterreise de Schubert. Je dois donc me faire l’avocat de la musique, pour lui faire dire ce que j’y vois. J’ai donc hâte de travailler avec ces autres artistes, Michaël Borremans, Johan Simons, Mark Andre et bien sûr Andreas Staier, tous ensemble autour d’un même projet et d’une vision commune.
J’ai déjà fait une expérience de ce genre avec O Mensch de Pascal Dusapin — une œuvre que j’adore. Quand Pascal m’a dit vouloir le mettre en scène, ma première réaction a été la stupéfaction : je ne voyais pas comme cela pouvait fonctionner. Mais il m’a ensuite montré comment créer ensemble ce récital d’un nouveau genre.
Comment envisagez-vous votre propre rôle dans ce cadre-là ?
Je ne connais pour l’instant que quelques bribes de ce que sera le spectacle : on m’a demandé de porter un costume d’époque et je pense que mon jeu d’acteur sera assez simple, mais je reste très ouvert.
En attendant les répétitions, mon temps est consacré à la relecture du Winterreise. Je le relis comme si c’était une œuvre radicalement neuve à mes yeux. L’an dernier, j’ai étudié les ouvrages de Quintilian sur la rhétorique, et c’est avec sa pensée à l’esprit que j’essaie d’oublier tout ce que j’ai pu entendre sur ou autour du Winterreise, au disque comme au concert, pour revenir à la source de la partition. Contrairement à Die Schöne Müllerin, (dont l’édition a été réalisée par son frère), Schubert s’est chargé lui-même de l’édition duWinterreise. Dans la partie de chant comme dans celle de piano, ses indications sont d’une grande clarté et j’essaie de les suivre les plus fidèlement possible.
Je pense également beaucoup à la mélancolie de cette musique et à la manière de l’incarner, sans sombrer dans une exagération démonstrative. Je dois être un projecteur, l’écran étant l’âme des auditeurs. Pour moi, la véritable opportunité de cette soirée est d’avoir un public qui vient l’esprit ouvert, pour entendre le Winterreise comme il ne l’a jamais entendu. J’espère que notre travail, qui est pour moi une première collaboration avec l’Ensemble intercontemporain, pourra le combler.
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