Journal

Cœur de chien d’Alexander Raskatov en création française à l'Opéra de Lyon – Mordant ! - Compte-rendu

Il a du nez, Serge Dorny, pour choisir les œuvres de musique contemporaine données de l'Opéra de Lyon. Après la réussite exceptionnelle de Claude de Thierry Escaich l'an passé, une des plus belles productions du tandem Olivier Py / Pierre André Weitz, il est allé dénicher ce Cœur de chien à Amsterdam en 2010, pour lui offrir sa première française à Lyon.

Inspirée d'une nouvelle de Boulgakov écrite dans les années 20, cette histoire saugrenue d'un Frankenstein de l'ère soviétique greffant les organes génitaux d'un homme sur un chien pour en faire une créature en son pouvoir pourrait n'être qu'une satire d’un système revendiquant le pouvoir de changer jusqu'à l'homme et son environnement. Mais c’est à une plongée vertigineuse dans les entrailles de la société communiste que le livret de Cesare Mazzonis et la musique incroyablement foisonnante d'Alexander Raskatov nous convient.
« C'est comme être dans le corps de l'Union Soviétique qui gargouille ! » explique le metteur en scène Simon McBurney. Usant volontiers de cuivres bruitistes, d'instruments amplifiés comme la guitare électrique, de chœurs orthodoxes – l'ensemble vocal Il Canto di Orfeo se substituant pour l'occasion aux Chœurs de l'Opéra de Lyon – la musique de Raskatov reconstitue à elle seule tout le quotidien de l'ère soviétique : sirènes, tramways, sifflements, bruits de marche, cris et, bien sûr, aboiements ! S’il emprunte beaucoup à un répertoire lyrique que le compositeur connaît sur le bout des doigts (Schnittke, sa grande influence, Monteverdi, affetti baroques, chaconnes, syncopes ou marches militaires), cet ouvrage héritier du Nez de Chostakovitch ne se cantonne jamais au simple pastiche.
 
Chaque personnage connaît sa progression dramatique ou sa part de dissimulation, développant un théâtre intime à l’intérieur de cette vaste fresque. Un théâtre que n’oublie jamais Martyn Brabbins dans une direction de haute volée, aussi expressive que précise. Légèrement amplifiées pour ne pas sombrer dans le brouhaha de ce bruitage à tous les étages, les voix sont extrêmement sollicitées, particulièrement dans les aigus. Segre Hoare, ténor « colorature » en homme-chien et Andrew Watts, contre-ténor émérite en « voix plaisante » du chien, sont particulièrement impressionnants au milieu d'une distribution parfaitement homogène. Plus classique, dans la grande tradition de l’opéra russe, Sergei Leiferkus en Filipp Filippovitch est tout aussi admirable d'assise et d'autorité, juste assez duveteux pour trahir la rouerie du personnage.
 
Mais la réussite de cette production ne serait rien sans la leçon de mise en scène administrée par Simon McBurney. Fidèle aux principes de son « Théâtre de complicité », il évite tout décorum superfétatoire au profit d'une direction d'acteurs au cordeau. Chaque expression de la musique ou situation du livret trouve son écho sur scène ; des images d'archives projetées à bon escient pour évoquer le contexte politique au grotesque et à l'humour grinçant d’un greffe des testicules en ombres chinoises. La manipulation en direct des marionnettes dans le style du Bunraku japonais – celle du chien, bien sûr, mais aussi celle du chat dans une course poursuite hilarante ! - confère à ces pauvres bêtes une présence encore plus intense. C'est toute la force de ce grand maître du théâtre anglais : conjuguer l'imagination la plus folle avec le réalisme dramatique le plus incarné et le plus précis. De quoi attiser l’envie de découvrir sa Flûte enchantée à Aix-en-Provence l'été prochain.
 
Luc Hernandez
 
Raskatov : Cœur de Chien – Lyon, Opéra, 20 janvier, prochaines représentations les 29 et 30 janvier 2014.
 
Photo © Stofleth

Partager par emailImprimer

Derniers articles