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Une interview de Phillip ADDIS - « Tout ce que l'on expérimente dans la vie sert à notre métier »
Découvert il y a quatre ans sur la scène de l'Opéra Comique dans le rôle de Pelléas, le baryton Phillip Addis était une révélation. Marqué par ce rôle qu'il semble prêt à fréquenter pour longtemps, le chanteur canadien est de retour à Paris pour incarner une nouvelle fois ce personnage aux côtés de Karen Vourc'h, dans la mise en scène onirique de Stéphane Braunschweig. Entre deux répétitions, il a accepté de revenir sur sa carrière et de répondre à nos questions avec le calme et la sérénité des artistes les plus sages.
En vous découvrant pour la première fois à Paris dans le Pelléas et Mélisande mis en scène par Stéphane Braunschweig que vous reprenez aujourd’hui, il y avait comme une évidence. Quand et comment vous avez pris conscience de l'importance que ce rôle pourrait avoir dans votre carrière ?
Phillip ADDIS : Je ne l’avais pas vraiment imaginé avant d'ouvrir la partition. J'ai fait mes études, obtenu mes diplômes à l'Université de Montréal, puis ce n'est qu'aux alentours de 2003, date à laquelle j'ai suivi un stage à l'Opéra de Montréal, que je me suis retrouvé face à cette œuvre qui m'a semblé convenir à la personnalité vocale que j'étais à ce moment. Je me suis alors dit que ce pouvait être un rôle porteur, car tous les barytons ne peuvent pas le chanter, il faut une couleur, un timbre, un physique. Je n’ai pas encore participé à de nombreuses productions, mais plusieurs sont en préparation dans un futur proche, car après Paris nous nous sommes retrouvés autour du maestro Gardiner à Londres, pour une version de concert aux Proms. Cette reprise est ma seconde participation à l'ouvrage, mais curieusement je me sens proche de ce rôle. Avant de le travailler de manière formelle, j'écoutais beaucoup la musique symphonique et instrumentale de Debussy ; j'étais attiré par La Mer tout en ignorant Pelléas, dont personne ne m'avait parlé et que l'on joue peu en Amérique du nord.
Vous êtes de retour à l'Opéra Comique pour reprendre une production présentée avec succès en juin 2010. Bien que vous l'ayez peu chanté dans cet intervalle, Pelléas vous a-t-il hanté, poursuivi, interrogé au point d'avoir envie d'essayer d'autres pistes sur scène ?
P.A. : C'était sans doute inconscient, mais cet opéra a beaucoup tourné dans ma tête, au point d’apparaître fréquemment en travaillant d’autres partitions musicalement très différentes, comme celles de Puccini par exemple : certains passages de La Bohème ont fait surgir en moi des correspondances, même fugaces avec l'orchestre de Debussy. J'étais très surpris de déceler ces liens, que l'on ne ressent pas forcément tout de suite. Après tout Debussy a symbolisé de son vivant une certaine idée de la musique, incarnant l'image d'un compositeur incontournable. Pelléas est un point de repère pour la musique française, il y a un avant et un après et même ceux qui l'ont méprisé se sont positionnés par rapport à Pelléas. J'ai pour le moment peu chanté la musique de Debussy, La chute de la maison Usher, ici à Paris à l'Amphi de La Bastille, a été une belle expérience et j'ai beaucoup aimé les scènes de souterrains, très sombres musicalement qui évoquent celle où Pelléas se retrouve avec Golaud, humide, lourde et angoissante. Il m’arrive d'interpréter de la musique française en récital, Ravel et Fauré en tête.
Bien que vous retrouviez la Mélisande de la production de 2010, Karen Vourc'h, vous serez entouré par un nouveau Golaud, Laurent Alvaro qui succède à Marc Barrard, et surtout accompagné non plus par John Eliot Gardiner et son Orchestre Révolutionnaire et Romantique, mais par Louis Langrée et l'Orchestre des Champs-Elysées. Qu'attendez-vous de ces nouvelles présences à vos côtés ? Pensez-vous qu'elles vont modifier le spectacle ?
P.A. : Je dois vous avouer que la première répétition avec orchestre a lieu aujourd'hui ; je ne peux donc pas vous dire de quel ordre vont être les différences entre les deux approches. Ce dont je suis sûr c'est que les musiciens vont aborder une partition qu'ils n'ont jamais travaillée ce qui me porte à croire qu'il va y avoir beaucoup d'énergie dans la fosse. Louis Langrée connaît en revanche très bien l’œuvre.
Sur la scène aussi les choses seront différentes, car Karen et moi avons mûri et nous avons à plusieurs reprises du procéder à de petits ajustements. Même si nous avons facilement retrouvé nos marques, nous avons évolué dans notre métier ainsi que dans notre vie. Par rapport à cela et au fait que pour ma part je ne suis plus face à une prise de rôle, Stéphane a également fait d'autres choix qui pourront venir modifier la mise en scène originale. Pour une scène que je devais rejouer et que j’avais oubliée, j'ai regardé le DVD, ce qui m'a permis de mieux démarrer la répétition, car j'ai noté peu d'indications scéniques sur ma partition. Je me suis replongé dans le spectacle grâce aux sensations que j'en avais gardées et pas seulement grâce aux notes.
Dans une interview de 2010, à la question « Que trouvez-vous de fascinant et d'unique dans Pelléas ? » ; Gardiner répondait : « Les chanteurs doivent être prêts à abandonner procédés et tics du métier, à « parler » les passages mélodiques en réservant le chant aux points culminants de la partition ». Qu’en pensez-vous d'abord et comment travaillez-vous à donner l'impression de « parler » cette musique ?
P.A. : Ce n'est pas facile à obtenir, je dirais même que c'est ce qui nous prend le plus d'énergie. Nous devons ici plus qu'ailleurs éviter les mauvaises habitudes, ne pas faire du « lyrisme » sur une phrase qui ne le demande pas et tout est une question d'équilibre ; nous devons bannir tout ce qui s’apparente à du bavardage, éviter le sucre, la douceur, l'ampleur, car donner trop de voix serait stupide. La recherche permanente de l'équilibre n'est pas évidente, car chaque phrase peut être gérée de manière différente pour aboutir à de multiples résultats. Nous devons trouver la priorité des paroles sans que celles-ci ne soient en opposition à la mélodie, articuler pour que le mot soit renforcé par la mélodie : cela représente un travail considérable. Je ne pense qu'à cela. Chez Debussy ces paramètres sont plus serrés qu’ailleurs et nous devons garder ce chemin, nous ne pouvons pas nous permettre d'écart, sinon, nous tombons dans le bavardage ou la sentimentalité.
Votre confrère Jean-François Lapointe, comme avant lui le baryton François Leroux, se prépare à passer du rôle de Pelléas à celui de Golaud, comme Gabriel Bacquier était passé de Golaud à Arkel. Pensez-vous qu'un jour aussi la question se posera pour vous et que vous ne saurez résister à la poursuite de l’exploration de cette œuvre ?
P.A. : J'aimerai beaucoup aborder Golaud que je considère comme le personnage le plus intéressant de l’œuvre. Il est le seul à se transformer et à lutter contre lui même, ce qui du point de vue dramatique constitue un grand défi. Golaud, comme d'autres personnages torturés, m'attire énormément, mais je sais que pour être convaincant il me faut être plus mature. Pour le moment je dois attendre que ces rôles plus « costauds » arrivent, ou accepter qu'ils ne seront jamais pour moi, car on ne doit pas forcer. Essayer un rôle plus dur qui ne résonne pas d'une manière qui semble vraie, n'est pas une bonne idée. Je ne dis pas que dans dix ans je n'y arriverais pas, mais je me prépare à accepter les deux possibilités.
Bien que jeune encore, vous donnez l'impression d'être un chanteur très attentif à l’évolution de son instrument. Cela se traduit par le choix de vos rôles, Mozart avec Guglielmo, Don Giovanni, Le Comte ou Papageno, Belcore pour le bel canto, Schaunard et Marcello pour Puccini, associés à quelques œuvres de Britten, Werther et L'amour de loin de Saariaho pour le répertoire français et le contemporain. Comment concevez-vous et planifiez-vous avec votre agent de la CAMI(1) ce parcours artistique que l'on sent très balisé ?
P.A. : Britten a toujours été présent dans ma carrière, je l'ai beaucoup chanté l'an dernier et j'adore sa musique. Il a composé pour des chœurs d’enfants et lorsque je chantais cette musique vers 11 ans, sans savoir qui était l'auteur, ni à quelle époque elle avait été écrite, je m'imaginais au Moyen Âge ! Vous savez j'ai la chance que les gens qui font appel à moi connaissent ma voix et aient du bon sens ; je n'ai pas encore dû refuser d'offres que l'on pourrait juger aberrantes. Nous essayons mon agent et moi de présenter un répertoire cohérent, consistant et qui ait du sens. Je n'ai plus de professeur à mes côtés depuis longtemps, mais je m’entraîne avec ma femme qui est accompagnatrice et chef de chant : je la considère comme mon oreille objective et c'est formidable car elle me remet toujours sur le bon chemin. Elle sait me dissuader d'aborder tel ou tel rôle, m'a ramené à la raison lorsque je me suis mis à travailler des partitions de ténor, dans lesquelles je hurlais et qui me laissaient la gorge en feu. Je suis baryton lyrique, mais j'ai la chance de pouvoir chanter un large répertoire qui va de Monteverdi à Saariaho.
Vous avez eu la chance à quelques saisons d'intervalle de créer l'adaptation lyrique de la pièce de Wilde The importance of being earnest par Gerald Barry à Nancy en 2013 et de participer à une nouvelle production de l'opéra de Kaija Saariaho L'amour de loin à Anvers. Avez-vous pu côtoyer ces deux compositeurs, travailler avec eux, les interroger et si oui qu'avez-vous tiré de cette expérience ?
P.A. : Je me souviens avoir chanté Colombe de Jean-Michel Damase(2) il y a quelques années à Marseille ; il ne s'était pas montré très impliqué au moment des répétitions et je crois aujourd'hui que cette attitude était voulue. Je suis persuadé que si les compositeurs notent très exactement ce qu'il veulent dans la partition, cela est suffisant, car notre travail consiste à interpréter ce qui est écrit et les compositeurs contemporains avec qui j'ai travaillé se sont montrés prêts à laisser vivre leur œuvre sans trop intervenir. S'il doivent dire mille choses cela signifie que la partition est lacunaire. Jean-Michel Damase est venu tard, juste avant la générale, avec toutes sortes de suggestions que nous n'avons pas prises en compte. On ne pouvait pas assimiler une autre esthétique aussi tardivement.
En dehors de la musique, le théâtre, le cinéma, la littérature, les beaux-arts vous sont-ils nécessaires pour venir compléter votre travail d'interprète ?
P.A. : Tout ce que l'on expérimente dans la vie sert à notre métier. Ce que je fais lorsque j'ai du temps libre n'a rien à voir, ou tout à voir, avec la musique, puisque je pratique la photo là ou je voyage, m'intéressant surtout à l'architecture qui me lie à la ville où je me trouve ; sinon nous tombons facilement dans la routine - répétitions, hôtel, restaurant - et nous nous perdons dans ce triangle des Bermudes avec, en plus, l'internet, qui prend du temps. Je suis aussi passionné depuis peu par l'astronomie, possède un télescope et y pense de plus en plus souvent. La musique des sphères, ou l'éducation universelle, je n'en sais rien, mais ces hobbies me sont devenus indispensables.
Propos recueillis par François Lesueur, le 12 février 2014
(1) Columbia Artists Management Inc.
(2) Jean-Michel Damase (1928-2013)
Debussy : Pelléas et Mélisande
17, 19, 21, 23 et 25 février – 20h (sauf le 25 à 15h)
Paris – Opéra Comique
Photo © Kristin Hoebermann
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