Journal
Olivier Vernet et l'Aria Lachrimae Consort – Orgue et cordes sympathiques pour Sammartini - Compte-rendu
Le 30 septembre 2014, Olivier Vernet – ou plutôt sa maison de disques : Ligia Digital – fêtait son demi-siècle… et son 100ème CD !!!, même si le musicien a bien conscience que l'on ne peut avoir gravé tout Bach, tout Buxtehude, tout Liszt, tout Mendelssohn… et tant d'autres, sans que, par la force des choses, cela s'inscrive dans la durée, alliée des musiciens en leur maturité en dépit du vertige du temps qui passe. Ce double compte rond est célébré à travers diverses parutions, dont deux nouveautés : riche programme Salve Regina à l'orgue Thomas de Monaco et l'œuvre d'orgue de C.P.E. Bach, d'une verve flamboyante et mordante sur l'orgue Thomas du temple du Bouclier de Strasbourg (en complément des Concertos gravés en 1998 avec l'Orchestre d'Auvergne dirigé par Arie Van Beck) ; également dix rééditions à petit prix, superbes sur le plan éditorial, dont certains albums parmi les plus séduisants de cette immense discographie : Mozart, Liszt, Corrette, M.-A. Charpentier, Schumann, Guilmant, J.S. Bach…
Dans la lignée de Marie-Claire Alain, dont il fut le disciple (rappelons qu'Erato Warner vient de publier un imposant coffret de 22 CD reprenant l'essentiel des gravures de MCA dans le répertoire français), Olivier Vernet est sans doute le seul organiste à avoir opté, parcours atypique à ce degré qualitatif et quantitatif, pour une double carrière aussi strictement parallèle, concert et disque, au service de son propre développement musical. Jusqu'à créer en 1992, avec Éric Baratin, une maison de disques d'abord conçue à cet usage : Ligia Digital, donc, que distribue Harmonia Mundi – autant dire la cour des grands ! Un label qu'Éric Baratin incarne à lui seul (impératif de survie économique oblige, de la prise de son au montage numérique, de la mise en œuvre éditoriale à la direction artistique de certains enregistrements), catalogue qui depuis sa création s'est formidablement diversifié, abordant quantité de répertoires, bien au-delà de l'orgue. Les 20 ans de Ligia, en 2012, avaient donné lieu à un coffret anniversaire faisant entendre pour la première fois l'orgue reconstruit de la cathédrale de Monaco, inauguré en décembre 2011 – Olivier Vernet en est titulaire depuis 1996, à la suite de René Saorgin. À cette double trajectoire s'ajoute naturellement une troisième et traditionnelle dimension, l'enseignement : Conservatoire à Rayonnement Régional de Nice et Académie Rainier III de Monaco.
Coutumier de ce grand écart qui est l'une des marques de l'orgue – différent de tous les autres instruments, outre les questions esthétiques, par la taille inévitablement singulière de chacun –, Olivier Vernet passe sans coup férir du grand répertoire balisé aux plus insignes raretés (ainsi, au disque comme au concert, dans ses programmes Organ Dances, Pasión ou Jazz, Pop, Rock Inspirations : non pas des transcriptions mais bien des œuvres originales pour orgue, à deux ou quatre mains, avec Cédric Meckler), de la grande forme soliste ou concertante à l'univers de la musique de chambre : il a ainsi fait (re)découvrir les délicieux Concertini pour orgue, deux violons et violoncelle de Haydn – dont il a également joué et gravé les Concertos avec orchestre. Le rendez-vous de Rezé du 14 novembre relevait de ce format particulier, à la fois intimiste et brillant, où chaque intervenant joue sans filet, se retrouvant de part en part surexposé en raison d'une texture si lumineuse que rien n'y pardonne : petite formation, risque maximal !
Giuseppe Sammartini (1695-1750), frère du plus célèbre Giovanbattista, passait pour le meilleur hautboïste de son temps et fit une carrière prodigieuse tant en Italie qu'à Londres, où il s'installa en 1727. On connaît ses Sonates pour flûte(s) et ses Concertos pour hautbois, également ses Ouvertures, moins peut-être ses quatre Concertos pour orgue op.9. Tous étaient au programme de cette soirée marquant les retrouvailles, en l'église Saint-Paul de Rezé (qui jouxte Nantes) d'Olivier Vernet et de l'Aria Lachrimae Consort. Cette formation modulable résulte de l'association musicale de l'Aria (Académie de recherche sur l'interprétation ancienne), créée par Philippe Le Corf en 1985 : trente ans déjà l'année prochaine, et le Lachrimae Consort, fondé en 1994 par le violoncelliste et violiste Philippe Foulon. Olivier Vernet avait déjà collaboré avec cet ensemble lorsqu'en 2004, à La Ferté-sous-Jouarre, il avait enregistré ces merveilles que sont les Six Concertos de Michel Corrette : Philippe Foulon y jouait de la « viole d'Orphée », décrite par Corrette dans sa méthode de viole.
On redécouvrait alors, en première mondiale, les cordes dites all'inglese, pratique notamment vénitienne attestée par des manuscrits de Vivaldi : en français on ajoute à viole, violon, violoncelle, violone… le terme « d'amour » pour signifier la présence de cordes sympathiques (en métal), dont le nombre varie et qui sont disposées en dessous des cordes traditionnelles, chaque ensemble de cordes faisant l'objet d'un accord séparé. Celui des cordes sympathiques, que les doigts de l'instrumentiste ne peuvent naturellement toucher mais qui entrent en résonance (per consensum, disait Michael Praetorius au tournant du XVIIe siècle) avec les cordes physiquement jouées, étant modulable de manière à favoriser tels ou tels sons harmoniques – domaine privé de l'interprète, libre d'orienter la couleur harmonique de son interprétation. Philippe Foulon a fait construire par des luthiers contemporains des familles entières d'instruments all'inglese ou d'amour, d'une plénitude sonore et d'une projection incomparables. On se demande pourquoi d'autres ensembles n'ont pas suivi cet exemple, tant l'impact « physique » est puissamment séduisant. Et Philippe Le Corf de souligner combien le tout, même si chaque instrument gagne individuellement en sonorité, dépasse la simple somme des parties, le bénéfice des cordes sympathiques suivant une sorte de courbe ascendante, exponentielle ou cumulée.
Autour de l'orgue érigé par Yves Sévère et Alain Léon (1997) dans le chœur, restauré et dont l'harmonisation a été affinée en 2012, l'ensemble instrumental était constitué de deux violons d'amour en charge à la fois du ripieno (imposantes introductions des mouvements extérieurs) et de riches sections solistes : Silvio Failla et Gilles Bouras, ainsi que d'un continuo réunissant le violoncelle d'amour de Philippe Foulon, le violone d'amour de Philippe Le Corf et le clavecin d'Emer Buckley. On se dit d'emblée, in petto, que Haendel est passé par là – fausse impression, ou à tout le moins très partielle, tant la singularité de Sammartini s'impose à tous égards : structure en perpétuel devenir, densité et exigence de l'écriture, traitement harmonique, rythmique extrêmement mouvante, complexité des enchaînements, qualité vocale éminemment italienne (al naturale, non pas acquise), en particulier dans les mouvements lents, d'une grandeur et d'une profondeur d'inspiration dépassant largement la simple mise en forme de recettes baroques flatteuses et convenues. On connaissait Sammartini au disque, mais à l'entendre sur le vif, rehaussé de cette magnifique et constante prise de risque d'un dialogue virtuose – avec d'authentiques morceaux de bravoure pour le clavier concertant mais aussi pour les deux violons –, nul doute que l'expérience auditive et sensible s'en trouve décuplée.
Est-il permis d'espérer un 101ème disque, pour le bonheur d'entendre à nouveau gravée dans la cire de l'histoire réinventée l'alliance de l'orgue et des cordes sympathiques ?
Michel Roubinet
Rézé, église Saint-Paul, 14 novembre 2014
Sites Internet :
Olivier Vernet
http://www.olivier-vernet.com/index2.htm
Aria [Académie de recherche sur l'interprétation ancienne] Lachrimae Consort
http://www.ariavoce.com/ensembles/aria-lachrimae-consort
Ligia Digital
http://eboutique.harmoniamundi.com/labels/ligia-digital.html
Photo (de gauche à droite : Silvio Failla, Gilles Bouras, Emer Buckley, Philippe Le Corf, Olivier Vernet, Philippe Foulon) © DR
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