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Pelléas et Mélisande à l’Opéra national de Lyon - Pelléas XXI – Compte-rendu

«Je ne pourrai plus sortir de cette forêt ! Dieu sait jusqu’où cette bête m’a mené. Je croyais cependant l’avoir blessée à mort, et voici des traces de sang. » Golaud parle de lui-même. La preuve, il essuie la lame de son couteau avec lequel il vient de se scarifier sur le revers de la veste de son acolyte de chasse.

Beaucoup ont dû le penser, Christophe Honoré l’a fait. Il prend au mot Maeterlinck, travail d’orfèvre qui plonge sans crainte dans les doubles sens et les ambiguïtés d’un texte inépuisable, et passe au-delà de ses naïvetés de surface. Le plus étonnant reste que sa grammaire théâtrale, exprimée durant tout le spectacle au travers d’une direction d’acteur virtuose et pourtant jamais ostentatoire, tombe parfaitement dans la prose du poète. Et chaque fois qu’une porte est ouverte, une autre s’ouvre, et une autre encore : la proximité des deux lettres, celle de Marcellus à Pelléas, et celle de Golaud  lue par Geneviève, s’éclaire enfin, et pose le dilemme premier : comment choisir.
 

© Jean-Louis Fernandez

Christophe Honoré incarne Marcellus sur écran – sa mise en scène se dédouble sans cesse entre l’action du plateau et un film qui éclaire les errements psychologiques et met en abyme l’univers de cette fin d’Allemonde  - et en fait l’amant de Pelléas, reconduisant le jeune homme au temps des passions adolescentes. Alors que Sylvie Brunet parvient en deux mots à faire comprendre en lisant la lettre de Golaud à la fois le temps présent et la catastrophe future. Ce n’est plus une lecture, mais une divination. 

Cette intelligence absolue du texte déblaie les accessoires que l’on savait superfétatoires depuis la régie par le vide de Bob Wilson : plus de fontaine, à peine un anneau jeté au fond de scène, pour que Mélisande aille en chercher le véritable objet du désir en écartant les habits de Pelléas. La grotte est bien entendu la chambre de Pelléas où vient de se consommer la première nuit d’amour, la Jaguar de Golaud leur servira ensuite de second sanctuaire sexuel avant que Golaud n’en referme le piège sur son demi-frère. 

Je ne vais pas détailler ici les mille applications de cette relecture drastique et ses nombreux contrepieds – le plus saisissant reste le duo amoureux du parc, à distance, la grammaire honorienne fonctionnant plus encore dans la rétention. Mais vous devrez laisser au vestiaire votre propre Pelléas et Mélisande pour mieux vous rendre pieds et poings liés à l’univers trash, glauque, sinistre de cette vision en noir et blanc où Yniold, omniprésent en scène et sur écran, traîne son absence au monde : Pelléas enfant bien entendu.
Avec cela Christophe Honoré se paye le luxe de traiter un sujet en soi : ainsi de la chevelure, qui devient un instrument de dépersonnalisation, Mélisande arborant au long du drame des postiches différents, ce qui la rend encore plus insaisissable, en fait une sœur, presque un double de Lulu : comme elle, vide, simple réceptacle aux désirs des hommes.

Et parfois le metteur en scène va plus loin encore : Arkel, incarné avec un sens dramatique clouant par Jérôme Varnier, chloroforme Mélisande à la scène finale, lui facilitant le suicide. « On ne connait que l’envers des destinés, l’envers même de la nôtre ». Le plus singulier dans tout cela reste que Christophe Honoré a débarrassé le chef d’œuvre de Debussy de tout l’arsenal symboliste auquel Peter Stein sur cette même scène lyonnaise n’avait toujours pas renoncé en 2004. Dix ans plus tard, Pelléas fait son entrée au XXIe Siècle, enfin.

La musique de Debussy, qu’on croyait fragile, mais qui en fait est aussi solide que celle du Götterdämerung, ne lutte pas un instant contre cette transposition.  Peu importe que l’orchestre évoque la lumière : la neige tombe, accordée au texte de Maeterlinck : Pelléas vient de proclamer que l’eau de la fontaine est fraîche comme l’hiver. D’ailleurs Kazushi Ono lit le drame avant le décor, orchestre sombre, nervuré qui ignore toute dimension picturale.
 

© Jean-Louis Fernandez

Le plateau est d’une cohérence absolue : au zénith le Pelléas de Bernard Richter, perpétuant une tradition toute lyonnaise de Pelléas ténor, initiée par Eric Tappy, poursuivie par Ryland Davies. Comme Tappy Richter déploie un timbre solaire dans un instrument gorgé d’harmoniques mais place dans sa voix bien plus d’interrogations, incarnation admirable musicalement, doublé du physique ravageur qu’on lui connaît. Hélène Guillemette délivre Mélisande de toute mièvrerie pour la plonger dans des abîmes d’angoisse et de non-dits, quitte à chanter sec : l’incarnation est radicale, assumée avec un cran incroyable. Je ne reprocherai pas au Golaud si évident de Vincent Le Texier les années passées : comme Henri Etcheverry jadis, le temps l’a littéralement incarné dans le personnage. Arkel terrible selon Jerôme Varnier, monstre qui se nourrit de la décomposition de son royaume : en quelques mots il donne à son personnage les arrière-plans vertigineux entrevus par Christophe Honoré. Yniold trouble et fragile selon Léo Coniard, Geneviève perdue au monde où Sylvie Brunet perpétue la grande école de chant français. Je sortais de la salle noire de Jean Nouvel poursuivi par ce théâtre d’ombre. Il ne m’a pas quitté alors que j’écris ces lignes.

Jean-Charles Hoffelé

Debussy : Pelléas et Mélisande – Lyon, Opéra, 10 juin prochaines représentations les 12, 14, 16, 18 et 22 juin 2015 / www.concertclassic.com/concert/pelleas-et-melisande-de-debussy-par-christophe-honore
 
Photo © Jean-Louis Fernandez

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