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Une interview de Vincent Boussard, metteur en scène –« L’opéra est un comble de théâtre, une chambre d’écho phénoménale »
Bien connu du public de l'Opéra national du Rhin auquel il présentait sa dernière mise en scène, Vincent Boussard a répondu à nos questions au lendemain de la première strasbourgeoise d'une Traviata chaleureusement accueillie. Avec cette sixième production, conçue autour de sa muse, Patrizia Ciofi, le metteur en scène dont le répertoire s'est particulièrement étoffé ces dernières années, met fin à une longue et heureuse collaboration avec une maison d'opéra dont il apprécie le haut niveau professionnel et qu'il espère voir sauvée des griffes budgétaires et comptables.
En mai dernier vous mettiez en scène La Traviata à Tokyo et vous voilà à Strasbourg pour présenter une nouvelle production du même titre. Quelles sont les différences marquantes entre vos deux approches ?
Vincent BOUSSARD : D'abord le contexte : ces spectacles ont été réalisés pour des lieux qui ne se ressemblent pas. Le National Theatre de Tokyo est un énorme vaisseau, proche de la Bastille, où il est impossible de concevoir une lecture comme celle que j'ai voulue à Strasbourg, intime. J'ai donc privilégié les didascalies, la mort de Violetta étant comme le début d'une vie éternelle : le personnage mort donnait naissance au mythe. Ici, à l'Opéra du Rhin, le travail s'est fondé sur la dimension intime et sur la relation que Violetta entretient avec elle-même. Il y a pourtant des points communs entre les deux conceptions, d'autant que j'ai dû les préparer en même temps, sans pouvoir me démarquer de la première pour rêver à la seconde, mais l'exercice s'est avéré passionnant, car il m'a permis d'appréhender l'œuvre dans plusieurs dimensions, en offrant des fins différentes.
Certaines choses ne bougent pas, comme ce lien à l'enfance, symbolisé par le personnage de la jeune fille qui rôde tel un fantôme autour de Traviata. J'ai voulu mettre en écho cette dimension que l'on retrouve dans la partition dans la seconde strophe de « Ah forse lui » où il est clairement question de « fanciulla » : Violetta raconte qu'elle imaginait qu'un homme viendrait un jour la chercher. Il s'agit d'une des clés de l'œuvre qui met en lumière cette quête de pureté. Reconnecter à l'enfance est intéressant, car on touche un point sensible. Violetta est d'abord saisie par ce petit fantôme qui finalement va la guider à trouver ce chemin de pureté, pour pouvoir mourir en paix.
Ici à l’Opéra du Rhin vous disposez d’une distribution renouvelée et surtout de la présence de Patrizia Ciofi que vous connaissez particulièrement bien, une interprète qui a marqué le personnage de Violetta, qu'elle côtoie depuis plus de vingt ans et dont elle connaît toutes les facettes ? Qu’est-ce ce bagage implique et comment cela se gère-t-il ?
V.B. : Son bagage n'est pas lourd ! Elle arrive riche de ses dix huit productions et sa centaine de représentations avec le désir de se renouveler. On ne sent jamais comme un poids toute sa richesse, car elle la met au service du travail. Elle arrive sans partition, sans la moindre note écrite, comme si elle n'avait jamais chanté Traviata, prête à mettre le rôle en vibration avec de nouveaux rêves. C'est extraordinaire, car elle l'a interprété de nombreuses manières, classiques ou modernes et à chaque fois elle souhaite se réinventer. Elle connaît parfaitement son instrument, sait ce qu'elle aime faire, mais est toujours prête à prendre le personnage à l'envers pour mieux le comprendre. Nous n'avons eu aucune difficulté à concevoir cette interprétation en commun. Il en est de même face au chef avec lequel elle se met au service du projet, sans imposer quoique ce soit.
Si vous êtes fidèle à certains collaborateurs dont vous vous entourez depuis longtemps, vous l'êtes également à certains lieux et Strasbourg en fait partie puisque vous y avez présenté à ce jour six productions. Que ressentez-vous dans ce théâtre et dans cette ville en particulier ?
V.B. : C'est un des théâtres où l'on se sent le mieux accompagné ; ce n'est pas le plus riche du monde, mais c'est un endroit où il y a un désir de bien faire qui est contagieux. On y trouve une forte technicité, les gens ont de grandes compétences, dans les ateliers tout fonctionne parfaitement et tout est orienté vers la réussite. C'est une des rares maisons qui dispose encore d'ateliers de grande qualité (peintres, bottiers, costumiers..), où le champ d'action est large et où l'ensemble des acteurs est porté vers l’excellence. A l'heure où les politiques budgétaires obligent à pratiquer des économies, tous ces outils sont menacés et je crois qu'il faut se battre par tous les moyens pour conserver ces spécificités, car détruire un atelier, quand on sait qu'il faut vingt ans pour qu'il soit viable, est une aberration. Pour arriver à ce degré de réussite il faut du temps, alors nous devons veiller à préserver cela. On touche ici le cœur de la culture et le patrimoine.
Après avoir réglé Un ballo in maschera et Traviata, vous vous attaquerez prochainement à une troisième partition verdienne, Otello, au Festival de Pâques de Salzbourg. Qu'est-ce que ce drame de la jalousie, de la manipulation et du machiavélisme vous inspire et sous quel angle allez-vous le traiter ?
V.B. : Là aussi la dimension intime m'intéresse, ainsi que la manière dont le drame se noue, la puissance et l'intensité avec lesquelles tout un monde va s'écrouler. Un monde bidimensionnel avec des héros, des bons et des méchants, des dieux et des diables, va tout à coup être mis à terre par l’apparition d'un être qui va mettre en pratique la relativité. J'y vois une belle allégorie d'un ancien monde qui s'écroule devant la modernité. On ose dire que Dieu n'existe plus et Iago prend sa place. Otello, puisant militaire à qui tout réussi, va se retrouver à terre, incapable de comprendre ce qui se produit, alors que tout n'est qu'invention. Une fois la goutte du doute instillée, tout est perdu. Le processus est extraordinaire et la psychologie soigneusement décrite.
Il est difficile de déceler dans votre carrière un véritable fil conducteur, tant votre spectre est large, du baroque à la création contemporaine. Est-il difficile de se constituer son propre répertoire lorsque l'on est metteur en scène et que l'on dépend des propositions des directeurs de théâtres ?
V.B. : On peut orienter les choses quand on reçoit de nombreux projets qui permettent de choisir. J'ai de la chance, mais une partie de mon répertoire s'est forgée selon une spécificité. J'ai débuté avec le baroque et des maîtres formidables tels que Christie et Jacobs, mais il y avait un danger car les maisons d'opéras ont pensé un moment que je ne pouvais faire que ce type d'œuvres. Le répertoire est une bonne chose lorsqu’il s’agit d’un champ qu'on laboure, c'est mauvais quand c'est un jardin dans lequel on vous enferme. Chercher dans le même style est quelque chose de merveilleux, mais en même temps il ne faut pas se laisser étiqueter car on peut ne plus en sortir. Pour se renouveler il faut aller se frotter à d'autres chanteurs, à d'autres chefs. J'ai pu passer à Mozart puis suivre l'histoire et suis très heureux après quinze ans de carrière de parvenir à Verdi, tout en ayant des envies de bel canto...
Contrairement à certains de vos collègues issus du théâtre, vous avez choisi de vous spécialiser dans le lyrique, sans vous confronter à l'art dramatique. Pour quelles raisons ?
V.B. : Parce que l'opéra prend du temps (rires). Pour moi l’opéra est un comble de théâtre, une chambre d'écho phénoménale, plus puissante encore que l'art dramatique. Je dois avouer que je rêve de monter La Cerisaie avec des chanteurs d'opéra, car il y a dans l’écriture de Tchekhov une manière de porter la langue et une musicalité proche du chant qui m'attire et Patrizia serait une Lioubov magnifique. Le théâtre ne me manque donc pas, car l'opéra me satisfait vraiment, mais je ne désespère pas de réaliser un jour ce projet.
En tant que spectateur quels spectacles lyriques vous ont marqué, ont transformé votre vision du monde et restent pour vous des références ?
V.B. : ... Il y en a beaucoup. J'ai des souvenirs des travaux de Patrice Chéreau qui m'ont marqué au théâtre comme à l'opéra, notamment à Nanterre et des souvenirs de représentations vues enfant à Angers, où j'allais vers 10 ans grâce à mon professeur de français ; de Butterfly, de Tosca, de Traviata, de tout un répertoire dont j'ai conservé des images. J'ai énormément admiré Kokkos, étudiant, avec qui j'ai collaboré et cela a été déterminant dans ma compréhension du spectacle, mais les chocs restent ceux ressentis gamin et d'enregistrement, notamment celui de La Traviata de Callas, à Lisbonne en 1958, avec ce souffleur et ces chœurs qui démarrent en retard. L'écoute nous permet d'être au théâtre, dans la coulisse, en train de voler une partie de cette représentation et c'est tout simplement fabuleux.
Propos recueillis par François Lesueur le 12 décembre 2015.
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