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Les Archives du Siècle Romantique (2) - Extrait du Journal de Ferdinand Hérold

Inauguré dès 2009, le partenariat entre l’Opéra Comique et le Palazzetto Bru Zane a permis la redécouverte de plusieurs ouvrages oubliés. Parmi eux, Le Pré aux clercs (1832) de Louis-Ferdinand Hérold (1791-1833) aura marqué l’un des temps forts de la saison 2014-2015 de Favart, en mars-avril 2015, dans une mise en scène d’Eric Ruf et sous la preste baguette de Paul McCreesh (à la tête de l’Orquesta Gulbenkian), avec des interprètes aussi remarquables que Marie-Eve Munger, Marie Lenormand, Michael Spyres, Eric Huchet ou Christian Helmer. Dans  foulée, la partition de Hérold a été reprise à Lisbonne (en version de concert et avec une distribution quasi-identique à celle de Paris) faisant en parallèle l’objet d’un enregistrement. Splendide, il paraît enfin en tant que volume XIII de la collection Opéra français du Palazzetto Bru Zane (1) et rend pleinement justice à l'ultime réalisation lyrique d'Hérold (créée le 15 décembre 1832) ; un vaudeville historique qui fit les beaux soirs de l’Opéra-Comique jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale (plus 1600 représentations entre 1832 et 1949 !).

C’est là une occasion parfaite pour Les Archives du Siècle Romantique - que Concertclassic vous propose désormais chaque mois en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane - de faire place à Hérold avec un extrait de son Journal. Un peu plus de quinze ans avant la création du Pré aux clercs, l’ancien élève de Méhul faisait halte à Vienne : un témoignage savoureux et instructif sur la vie musicale dans la capitale autrichienne au moment-même où celle-ci accueillait un Congrès déterminant pour le futur de l'Europe.

A.C.

 
Vienne, printemps 1815

Mes commencements à Vienne ont été durs : voilà six jours que j’y suis et je n’y ai certes pas eu beaucoup d’agréments. La manière dont j’y suis venu n’est pas propre à m’y faire bien voir. Mais c’est égal, mes chers Allemands, je ne vous en veux point du tout : plus je vous parais suspect, plus vous prouvez votre probité. Quand je m’examine, moi et mes actions, je vois que je méritais le jour de mon arrivée d’être chassé sans pitié. C’était aussi sans doute l’avis de M. le secrétaire ; mais Dieu merci, à présent, je commence à respirer. Les personnes auxquelles je suis recommandé commencent à me croire honnête homme et à me traiter avec amitié. Si la police me permet de faire mieux connaître mon caractère, j’espère que je serai tout à fait bien dans quelque temps. Je viens de louer une jolie chambre dans le Graben, le plus beau quartier de Vienne. Elle me coûte trop cher, mais je reste ici, je mettrai ordre à mes affaires. Actuellement, je voudrais savoir des nouvelles de mes amis, de ma mère. C’est terrible d’être ainsi isolé ; espérons que cela ne durera pas bien longtemps.
 
Je sors du théâtre et il ne fait pas encore bien nuit. Au moins c’est un plaisir dans ce pays. On ne se couche pas trop tard. Ce n’est pas comme à Venise que le théâtre ouvre à dix heures. J’en tire un aperçu très avantageux pour la société ; c’est qu’un oiseau qui serait très amateur pourrait entendre le spectacle d’abord à Vienne, et de suite à Venise. C’est très agréable. À propos, hier j’ai entendu Palmira, bel ouvrage du grand Salieri. On y retrouve sa manière : tout pour la scène. Des morceaux courts, bien coupés, bien vigoureux et souvent des phrases délicieuses. Il y a au commencement du deuxième acte un air de femme sublime qui m’a fait la plus grande impression. Ce soir j’ai entendu le Bergsturz, musique délicieuse de Weigl. Si cela continue, ça va bien, tout me paraît charmant. […]

Louis-Ferdinant Hérold @ Palazzetto Bru Zane / Fonds Leduc
 
Mais dans quelle diable de maison suis-je donc tombé ? Chaque fois que j’entre ou que je sors je rencontre une quantité de femmes, et puis des femmes, et toujours des femmes, et point d’hommes ! Hier en sortant, je vis toute la société à table : deux hommes et une quantité de femmes. Qui diable est-ce donc ? Est-ce que ma vertu serait en danger ? Serais-je dans une maison ?… Pourtant la patronne m’a dit qu’elle a logé longtemps la gouvernante de je ne sais quelle princesse ; qu’elle loge en ce moment un gros négociant de Francfort. Mais pourquoi tant de femmes matin et soir ? Demain matin je veux éclaircir cette affaire. […]

On donne ici trop d’opéras français et sans la langue avec laquelle je suis en dispute, je me croirais en France. J’ai entendu déjà La Vestale (2), Jean de Paris (3), Joconde (4), Cendrillon (5). La Vestale n’est pas bien rendue : ce bel ouvrage est fait pour une grande salle et perd beaucoup dans une petite. On prend aussi la plupart des mouvements trop vite. Jean de Paris est supérieurement exécuté par l’orchestre, mais voilà tout. Joconde, que je n’ai pas entendu à Paris, et dont les journaux et tout le monde ont dit tant de bien, ne m’a pas fait plaisir : peut-être ne prend-on pas bien les mouvements ; car des connaisseurs m’ont beaucoup parlé du quartetto du second acte, et ce quartetto m’a paru languissant ; il est vrai que je n’entendais pas les paroles, et cela fait beaucoup. Plus j’entends d’ouvrages de M. l’abbé Gyrowetz, plus je suis admirateur de son talent : toujours doux, gracieux, d’une harmonie parfaite ; employant les instruments à vent avec un art infini ; des idées fraîches. Son Agnès Sorel et son Augenarzt m’ont enchanté. Dans ce dernier, il y a un petit air de ténor plein de feu de trente mesures qui m’a fait le plus grand effet, quoique je ne connaisse pas assez l’allemand pour pouvoir juger d’une expression. Pourtant l’autre jour je me suis mis à rire comme un fou dans l’endroit le plus pathétique de La Vestale : dans le petit duo de la fin entre Julia et la Grande Vestale, vous savez que les deux dames finissent par ce mot : « adieu, adieu ». Le traducteur allemand a mis en conséquence : « lebewohl, lebewohl ». Il m’a paru fort singulier que la Grande Prêtresse recommande à Julia de bien vivre, au moment où elle entre au tombeau.
 

Page de titre de Joseph de Méhul © Académie de France à Rome, Villa Médicis.
 
Dans ce pays on aime et on admire mon cher et bon maître, M. Méhul, plus que partout ailleurs. J’ai déjà vu beaucoup de jeunes gens qui ont le projet de faire un voyage en France pour le voir et le consulter ; et ce matin, dans la maison d’un conseiller où tout le monde est musicien et où Haydn et Mozart étaient presque toujours, j’ai été enchanté de la manière dont un très fort amateur de 50 ans m’en a parlé. Il le met sans exception au-dessus de tous nos compositeurs pour la hardiesse de son génie, son amabilité, sa science, etc., etc., etc. Aussi il me disait que pour à présent il croit que la France est au-dessus de l’Allemagne pour la musique. C’est un Viennois de 50 ans qui m’a dit cela ce matin !!! Que je serais heureux si je pouvais un jour aider ma patrie à soutenir la bonne réputation qu’elle commence à se faire en ce genre !
 
Je sors de Kärtnertor, où j’ai été avec M. Salieri. On donnait Joseph de M. Méhul, remis au théâtre pour la troisième fois ici. Ce que je disais il y a quelques jours de l’estime que l’on fait ici de ce grand compositeur m’a été bien prouvé ce soir. Voilà 4 ans qu’on donne ici Joseph. La salle était pleine à 6 heures et comble à 7, ce qui n’arrive pas souvent ici. Presque tous les morceaux ont été applaudis avec enthousiasme, et le duo de Jacob et Benjamin qui fait peu d’effet à Paris, a été chanté deux fois ce soir. Il est vrai que l’orchestre et les acteurs y mettent tout leur soin : on voit qu’ils ont un vrai plaisir à exécuter ce bel ouvrage. M. Salieri qui ne l’avait vu qu’une fois il y a 4 ans en a été bien content et m’a bien félicité d’être l’élève de l’auteur. Ah ! serai-je jamais digne de mon maître ?
 
Ce texte est extrait d’« Hérold en Italie », ouvrage coordonné par Alexandre Dratwicki (Editions Symétrie-PBZ - 2009, 456 pages, 45 €) / www.bru-zane.com/?pubblicazioni=herold-en-italie&lang=fr

(1) Louis-Ferdinand Hérold : Le Pré aux clercs – Marei-Eve Muger, Marie Lenormand, Jeanne Crousaud, Eric Huchet, Christian Helmer, Emiliano González Toro, Manuel Rebelo, Tiago Batista, Nuno Fonseca, Coro e Orquesta Gulbenkian, Paul McCreesh /Livre + 2CD Palazzetto Bru Zane – Opéra Français / Ediciones singulares (sortie le 2 novembre 2016)
 
(2) La Vestale (1807), tragédie lyrique de Gaspare Spontini (1774-1851)
(3) Jean de Paris (1812), opéra-comique de François Adrien Boieldieu (1775-1834)
(4) Joconde (1814), opéra-comique de Nicolas Isouard (1773-1818) 
(5) Cendrillon (1810), opéra-comique de N. Isouard ... dont le spectacle et l’enregistrement « Il était une fois... » de Jodie Devos & Caroline Meng (avec le Quatuor Giardini) a donné il y a peu un avant-goût plus que prometteur : http://www.concertclassic.com/article/il-etait-une-fois-le-disque-de-la-semaine

Voir la vidéo de présentation de la production de l'Opéra-Comique en 2015 : www.concertclassic.com/video/le-pre-aux-clercs-de-ferdinand-herold-lopera-comique

Lire le n°1 des Archives du Siècle Romantique, consacré à Proserpine de Saint-Saëns : www.concertclassic.com/article/les-archives-du-siecle-romantique-1-proserpine-par-camille-saint-saens

30 novembre 2016

Illustration : Portrait de Louis-Ferdinand Hérold © Bibliothèque du conservatoire de Genève

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