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L’Orchestre de l’Opéra de Paris et Philippe Jordan à la Philharmonie – Vitalité magnifiée – Compte-rendu

L'Orchestre de l'Opéra de Paris et son chef Philippe Jordan étaient de retour à la Philharmonie, dans un programme Mahler, à peine plus d'un an après y avoir interprété la Quatrième symphonie. Défi plus ambitieux cette fois, avec la prestigieuse et symbolique Neuvième, dernière symphonie achevée du compositeur autrichien, l'ultime avancée de ses audaces harmoniques et formelles, et fin mot de sa maîtrise. Ce défi a été magistralement relevé, en particulier par l'orchestre, comme si quitter l'anonymat de la fosse pour s'exposer au regard du public incitait chaque instrumentiste à se surpasser en discipline et en cohésion sonores, en précision et en brio. Une réussite des plus mémorables.
 
Mahler affirmait qu'avec sa Sixième symphonie, il léguait à ses interprètes futurs un « morceau coriace » : c'est tout aussi vrai de sa Neuvième. Fausse Neuvième d'ailleurs, numériquement parlant, puisque la vraie, celle qui succède à la Huitième, n'affiche pas de numéro, mais un titre, Le Chant de la terre. On sait que depuis Beethoven, le chiffre 9, en matière de symphonie, porte malheur : ni Schubert ni Bruckner n'ont pu le dépasser, ni y survivre ! Malgré ses ruses, Mahler, lui non plus, n'a pas échappé à cette malédiction ; il n'entendra jamais sa symphonie, qui sera créée à Vienne en 1912, un an après sa mort, par son disciple Bruno Walter. Et il ne laissera d'une Dixième embryonnaire qu'un seul mouvement complet. 

© Jean-François Leclercq / Opéra national de Paris

Avec son finale qui s'immobilise puis s'éteint dans un silence engourdi, cette Neuvième est donc bien une symphonie des adieux, telle que Leonard Bernstein, qui l'a enregistrée avec différents orchestres (New-York, Berlin, Amsterdam), l'a si brillamment analysée dans ses conférences de Harvard (1). Philippe Jordan, lui, semble surtout attaché à en magnifier l'irrépressible vitalité. En Mahler coexistent en fait deux créateurs antagonistes : le bâtisseur (de grandes sagas orchestrales) et le démolisseur (du bon ton mélodique et des convenances académiques). Manifestement, le jeune chef suisse semble plus en accord avec le premier qu'avec le second. Ainsi, sa direction du Scherzo — un enchevêtrement irrévérencieux de ländler et de valse, accentuant lourdement les contretemps, les trilles rageurs — reste prudente, policée, sans exalter l'ironie parodique qui préfigure le Chostakovitch le plus grinçant. En revanche, dans le long Rondo-Burleske qui suit, la battue large et ardente de Philippe Jordan démêle magnifiquement l'écheveau polyphonique si élaboré, une sorte de fugato permanent et vertigineux, à la fois dense et stratifié. La même netteté d’articulation et d’échelonnement des plans avait prévalu pour l’Andante commodo initial.
 
Quant à l’Adagio final, c'est une méditation de renoncement et d'extase, dans la veine de l'« Abschied » (adieu) du Chant de la terre. D'une chaleur rayonnante dont Alban Berg se souviendra dans sa Suite lyrique et son opéra Lulu, le quintette de cordes conduit cet office religieux jusqu'à l'épuisement. Soudés, impeccables, les pupitres d'archets de l'Orchestre de l'Opéra y font merveille, à commencer par le premier violon-solo de Frédéric Laroque, si périlleusement exposé. Au dernier accord presque imperceptible des seconds violons, altos et violoncelles, la musique de Mahler rend l'âme. Immobile, Philippe Jordan réussit à maintenir une tension et un recueillement qui empêchent des applaudissements trop prompts. Ils n'en éclatent ensuite qu'avec plus d'enthousiasme — et d'un enthousiasme hautement justifié.
 
Gilles Macassar

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(1) La question sans réponse (traduit de l'américain par Odile Demange), Editions Robert Laffont/Diapason 

Philharmonie de Paris, Salle Pierre Boulez, mercredi 16 novembre 2016. Diffusion ultérieure sur France Musique

Photo Philippe Jordan © Jean-François Leclercq / Opéra national de Paris

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