Journal
Don Carlos à l’Opéra Bastille – « Ce vaste désert d’hommes » – Compte rendu

Malgré la pompe, l’ambition et la démesure de la cour d’Espagne que se plaît à dépeindre Schiller dans sa pièce Don Carlos, c’est davantage la solitude et le désespoir abyssal des personnages qui ont intéressés Verdi dans son adaptation pour la scène lyrique en 1867. Le pouvoir ou sa quête irrémissible isole et que l’on s’y soumette ou que l’on lutte contre, le résultat est sans appel : il exclut et n’apporte que souffrance et désillusion. A trop rêver d’émancipation, l’Infant Don Carlos ne régnera pas sur le Brabant, Philippe II son père le lui refusant ; à trop aimer Elisabeth, que lui ravira ce même Philippe II, Don Carlos endurera un martyre également partagé par celle qu’il croyait sa promise. Idéaliste, Rodrigue ne verra jamais son rêve prendre forme, tout comme Eboli, amoureuse rejetée de tous côtés et chassée comme une servante. Que sont les enjeux politiques, les rivalités et la puissance de la Religion face au besoin d’aimer et d’être aimé en retour ? Comment exister pleinement lorsque tout est remis en question et que rien ne se concrétise comme prévu ? Effondré, accablé par le poids d’un destin contraire, chaque personnage de ce drame avance ainsi dans un épais brouillard, irrémédiablement seul au bord du gouffre, malgré le faste et les honneurs d’une cour pourtant envisagée comme une enceinte protectrice.

© Franck Ferville - OnP
Ce sentiment de solitude et de désolation est assurément ce qui marque le spectacle imaginé par Krzysztof Warlikowski, créé sur la scène de la Bastille en 2017, repris deux ans plus tard et présenté actuellement jusqu’au 25 avril. Nous ne reviendrons pas en détails sur le splendide travail réalisé par l’artiste polonais, sauf pour redire tout le bien que nous pensons toujours de cette magnifique traduction scénique. L’immense plateau où se succèdent de grandioses décors (salle d’escrime où s’entrainent Eboli et sa suite, amphithéâtre pour l’autodafé, ou encore cette salle de cinéma privée où vient se réfugier Philippe II) n’est qu’illusion, la réalité étant bien plus prosaïque pour ces êtres forcés de tenir vaille que vaille leur place et leur rang dans la hiérarchie, malgré la tristesse infinie qui les broie et les rend plus morts que vivants.

Simone Young © Sandra Steh
En totale adéquation avec la conception du metteur en scène, la cheffe Simone Young donne ici la pleine maîtrise de son art et de ses moyens. Plongeant dans les profondeurs de cette tragédie de l’intime, elle capte à chaque instant l’attention du public révélant grâce aux plus infimes détails d’un orchestre et d’un chœur (préparé par Ching-Lien Wu) en majesté, le magnétisme d’une partition d’une exceptionnelle modernité.

© Franck Ferville - OnP
Charles Castronovo n’est pas Jonas Kaufmann, inoubliable dans le rôle-titre en 2017, mais le ténor valeureux, tenace et très bon acteur, connait ses limites et vient sans encombre au bout de ce marathon vocal. S’il poursuit dans cette voie, royale, Andrzej Filonczyk a toutes les qualités pour succéder à Ludovic Tézier, grandiose Rodrigue aux côtés de Kaufmann. Timbre racé et charnu, français impeccable, registre étendu et lui aussi comédien de talent, il fait absolument partie des barytons à suivre. Plus baryton que basse, ce qui curieusement n’est pas incompatible ici, Christian van Horn campe un Philippe II atteint au plus profond de sa chair, malgré son écrasant pouvoir, que les terribles imprécations du Grand Inquisiteur, fièrement tenues par Alexander Tzymbalyuk, ne parviennent pas à détourner de son chemin.

© Franck Ferville - OnP
Grande triomphatrice de la soirée, Marina Rebeka (1) impressionne en Elisabeth qu’elle chante d’une voix immense (la seule à être aussi bien projetée !) appuyée sur une technique sans faille qui ferait presque passer ce rôle difficile pour une promenade de santé. Scéniquement parfaite et d’une élégance rare, il ne lui reste qu’à laisser poindre avec plus de netteté l’émotion qui caractérise ce personnage et fait parfois défaut. Ekaterina Gubanova enfin, retrouve Eboli au prix de gros efforts pour souder les registres aujourd’hui trop distancés pour sa tessiture, surtout sur semblable plateau ; c’est l’une des rares pourtant à s’illustrer avec plus d’aplomb dans La chanson du voile que dans l’air du IVème acte « Ô don fatal et détesté », sans pour autant faire oublier la merveilleuse Elina Garança que l’on aurait aimé réentendre dans cette production.
François Lesueur

Lire l’interview de Marina Rebeka : www.concertclassic.com/article/une-interview-de-marina-rebeka-soprano-lopera-nest-pas-un-business-mais-un-metier-de-passion
Verdi : Don Carlos – Paris, Opéra Bastille, 4 avril (3e représentation) ; prochaines représentations le 9, 14, 17, 20 & 25 avril 2025 // www.operadeparis.fr
Photo © Franck Ferville - OnP
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