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Olivier Latry à l'orgue Rieger de la Philharmonie de Paris - Concert d'apparat pour une « saison d'orgue » minimaliste – Compte-rendu
Il y a un an exactement, Bernard Foccroulle, Philippe Lefebvre, Olivier Latry (photo) et Wayne Marshall inauguraient officiellement l'orgue Rieger de la Philharmonie de Paris (1). Admirable réussite que ce géant, en termes de qualité, de possibilités, d'intégration dans une acoustique à laquelle il répond et qu'il utilise de manière phénoménale, grâce au travail d'harmonisation du facteur Michel Garnier et de sa valeureuse équipe. L'accueil public et critique semble avoir été unanime pour vanter la merveille. En septembre, Olivier Latry réalisait pour Erato le premier enregistrement discographique de cet orgue, CD paru le 20 janvier 2017, à la veille d'un récital du même Olivier Latry aux claviers de la console mobile du Rieger de la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie. Une Rolls jouant une Rolls.
La prestation d'Olivier Latry en 2016 avait réservé une place de choix à un genre presque de rigueur sur un orgue de salle : la transcription d'œuvres (le plus souvent) orchestrales – répertoire auquel le CD Erato, Voyages, est entièrement dédié. Son récital du 5 février 2017 renoua avec ce genre particulier, empruntant à la fois au programme de 2016 et à celui du disque, tout en y ajoutant, fort heureusement, deux incursions dans le « véritable » répertoire de l'instrument.
Si la diversité des timbres de l'orchestre trouve souvent en l'orgue un double convaincant, les transcriptions d'œuvres pour piano relèvent d'un tout autre défi. Plus encore le piano de Debussy : le concert s'ouvrait sur La cathédrale engloutie des Préludes, certes en elle-même allusion à l'acoustique d'un vaste et mystérieux vaisseau où l'orgue pourrait avoir sa place. À ceci près que résonance et vibration du piano sont difficilement transposables dans un univers sonore si physiquement différent.
© William Beaucardet
C'est l'un des aspects essentiels de la transcription, qu'il convient de prendre pour ce qu'elle est : l'adaptation « naturelle » d'une œuvre prolongeant par les moyens de l'orgue l'univers d'origine, ou au contraire une recréation dans un contexte instrumental en rupture avec l'original, comme c'est le cas de cette transcription (n°3 des Douze pièces pour orgue de Debussy, 1911) que l'on doit au compositeur Léon Roques (1839-1923). Dès le premier accord, magique et récurrent, ce qui aux yeux de certains pourrait n'apparaître que comme un signe de « confort moderne » trouve sa pleine justification dans la perspective d'un élargissement, de prime abord insoupçonnable pour le profane, des possibilités de jeu : à la pédale forte du piano, qui permet de faire durer l'accord tout en libérant les mains, se substitue ici la fonction de sostenuto, dont l'emploi subtil permet d'étonnants tuilages. Captivant, si l'on veut bien faire abstraction de la sonorité d'origine.
On sait que Gabriel Fauré, qui fut organiste de chœur à Saint-Sulpice, puis de tribune à la Madeleine (à la suite de Théodore Dubois, lui-même successeur de Saint-Saëns), n'a malheureusement rien écrit pour orgue. Louis Robillard a montré combien il est faux de prétendre que jamais le raffinement fauréen n'aurait pu s'accommoder du supposé manque de souplesse de l'orgue : sa transcription de la suite Pelléas et Mélisande de Fauré a conquis public et musiciens. Olivier Latry en fit entendre l'élégante et rêveuse Sicilienne, pure et ondoyante sur ses timbres flûtés.
L'œuvre suivante, pour orgue, fit l'effet d'une invitation à se réjouir grandement de disposer désormais d'un instrument comme ce Rieger : Final de la Quatrième Symphonie (1914) de Louis Vierne, créée à Boston en 1917 puis donnée en première audition française en 1923 au Conservatoire de Paris par le grand André Marchal – de même que la Troisième avait été créée en 1912, par son dédicataire Marcel Dupré, à l'orgue de la Salle Gaveau (dont seul subsiste le buffet, la partie instrumentale se trouvant depuis 1957 à… Saint-Saëns, en Seine-Maritime) : donc sur des orgues de salle. Même avec Dupré et Marchal aux claviers, on ne prend guère de risques en imaginant que le résultat sonore devait être bien frustrant en regard de ce que permet la Philharmonie. Œuvre de temps de guerre, tragique et obstinée, ce Final puissamment dépressif y fit naturellement forte impression.
La cantilène de l'Andante sostenuto de la Symphonie « Gothique » de Charles-Marie Widor est le faire-valoir traditionnel des flûtes harmoniques de Cavaillé-Coll. Des flûtes harmoniques, timbre si spécifique de la facture symphonique française, le Rieger de la Philharmonie en compte quatre, une à chaque clavier manuel ! Plus qu'il n'en faut pour planer majestueusement et envoûter l'auditoire suspendu (s'il n'y avait ces impossibles tousseurs qui d'un bout à l'autre du concert commentèrent les œuvres à leur manière : l'acoustique magnifie le moindre son ou timbre, et ces toux indélicates n'y firent pas exception – on devine la gêne pour le musicien, comme pour l'assistance).
© William Beaucardet
La pièce suivante vit l'entrée en scène d'Edwin H. Lemare (1865-1924), compositeur anglais installé aux États-Unis en 1900, insatiable transcripteur, entre autres de Wagner. Le choix d'Olivier Latry se porta sur l'alpha et l'oméga de Tristan und Isolde : Prélude et Mort d'Isolde, idéal pour permettre au public d'apprécier les capacités inouïes de nuances dynamiques du Rieger : trois de ses claviers manuels sont expressifs, la totalité de l'instrument pouvant elle aussi devenir expressive en manœuvrant le mur immense des jalousies générales cachant au regard l'instrument. Hormis l'irrésistible montée en puissance de la fin du Prélude et les moments de plus grande exaltation d'Isolde, force est de constater que sur une telle durée (20') l'absence de vibration « des cordes » fragilise tension et attention. Sachant, mais cela vaut aussi pour la version orchestrale prisée des chefs wagnériens, qu'à la « mort d'amour » d'Isolde manquera toujours la voix incandescente d'une Frida Leider ou d'une Kirsten Flagstad. Ce n'en fut pas moins l'occasion de se remémorer l'une des finalités de ces transcriptions : à une époque où nombre de villes du Nouveau Monde ou d'Australie étaient encore dépourvues d'orchestres ou de théâtres d'opéra, c'est bien souvent grâce à l'orgue que le public put découvrir le répertoire symphonique et lyrique. Le plus bel exemple de cet âge d'or éphémère fut le monumental Walcker de Boston, qui dut céder sa place dès que l'Orchestre fut créé.
La seconde partie de ce programme d'apparat était consacrée à l'un des phares du répertoire de l'orgue : Fantaisie et Fugue sur « Ad nos, ad salutarem undam » (1850) de Franz Liszt. Un monument de poésie, de virtuosité, de dramaturgie, dont les interprètes excellent à mettre en valeur tel ou tel aspect. Il a semblé qu'Olivier Latry tendait à jouer les sections lentes plus lentement, les sections animées plus rapidement, avec une sorte de no man's land de tempos intermédiaires, dans un mouvement constant de retenue et d'envolée virtuose. Une quasi-perfection, sans doute au détriment de la chaleur du chant, et Dieu sait si cette œuvre admirable est lyrique, cependant que le point fort de son interprétation tenait à la mise en timbres et en espace, à cette manière impressionnante de dominer d'une main ferme les contraintes inhérentes à une partition de cette ampleur : architecture, perspectives structurées des plans sonores, modulation savante et accomplie des sonorités. Sobre, en définitive, et magistrale démonstration d'instrumentation, servant brillamment le Rieger.
Jamais une Rolls en régime de croisière ne saurait donner un quelconque signe de fatigue – donc trois bis !, qui figurent sur le CD : Danse du sabre d'Aram Khatchaturian (entendue en 2016), apothéose du rythme et d'une certaine couleur crue, efficace et bluffant d'énergie ; Sinfonia de la Cantate BWV 29 de Bach version Dupré, équilibre et lisibilité ; génial Vol du bourdon de Rimski-Korsakov transcrit par Léonce de Saint-Martin : étourdissant condensé, en 1' 36" (CD), de la Grande vélocité de Czerny, sur un mélange de timbres idéalement trouvé qui longtemps fera bourdonner la mémoire auditive de l'auditeur.
Aussi généreusement préparé via la promotion du CD Erato Warner, elle-même confortée par une pleine page culture du quotidien Le Monde (3 février) consacrée à Olivier Latry, le triomphe annoncé ne pouvait que se concrétiser – concert à guichets fermés, avec liste d'attente. Il n'en demeure pas moins que le public est de manière générale au rendez-vous, extrêmement attentif et formidablement enthousiaste (même les tousseurs). Alors pourquoi la Philharmonie n'a-t-elle programmé que deux récitals d'orgue cette saison ? Si l'on compare avec Radio France, qui non seulement a nommé un organiste en résidence mais a programmé nombre de récitals, « ateliers de l'orgue » (dont celui d'Olivier Latry, le 13 février, dans le cadre du Festival Présences) et de séances pédagogiques à l'adresse du jeune public pour mettre en valeur son orgue Grenzing, cette saison minimaliste s'explique difficilement, surtout quand on dispose d'un instrument comme ce Rieger.
Le second concert de cette « saison d'orgue » aura lieu le dimanche 16 avril à 16 h 30 (2), précédé à 15 h d'une rencontre avec l'interprète : Michel Bouvard – Clavier-Übung III de Bach. Entre-temps, dans le cadre d'un week-end qui lui est consacré (3), le saxophoniste et compositeur John Zorn réitérera The Hermetic Organ (le 1er avril à 23 h 45…), « performances en solo, totalement imprévisibles et hypnotiques » déjà proposées ces dernières années sur différents instruments aux États-Unis…
Michel Roubinet
Paris, Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris, 5 février 2017
(1) www.concertclassic.com/article/inauguration-de-lorgue-rieger-de-la-philharmonie-de-paris-la-confirmation-dun-instrument
(2) philharmoniedeparis.fr/fr/activite/recital-orgue/17214-orgelmesse
(3) philharmoniedeparis.fr/fr/activite/recital-orgue/16757-hermetic-organ
john-zorn.blogspot.fr/p/concerts.html
Photo © DR
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