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Francesco Filidei au Festival Présences de Radio France – Gmeeoorh de Xenakis et autres expérimentations pour orgue – Compte-rendu
On méconnaît trop souvent, tant il est connoté dans l'esprit de beaucoup et comme si la tradition dans laquelle il s'inscrit effectivement devait de facto signifier archaïsme et immobilisme, combien l'orgue est en fait, de tous les instruments complexes créés par l'homme, le seul à n'avoir jamais cessé d'évoluer, depuis plus de vingt siècles, de manière aussi radicale que subjuguante en regard des autres instruments. Ces bouleversements esthétiques et techniques (jusqu'aux composantes informatiques des orgues actuelles – sans jamais renoncer au principe fondamental de l'air sous pression faisant parler les tuyaux) ont eu bien entendu une incidence sur la musique elle-même et les possibilités de jeu. Instrument en éternel devenir, le plus ancestral et moderne qui soit, l'orgue se devait d'être associé au Festival Présences de Radio France.
Inauguré en mai 2016, le Grenzing de l'Auditorium a retenti à plusieurs reprises dans le cadre du Festival 2017 : concert-atelier d'Olivier Latry le 13 février (Florentz, Messiaen et Kaija Saariaho – dont fut proposée en création Offrande pour violoncelle et orgue, adaptation du mouvement lent de Maan Varjot) ; concert de l'Orchestre National (le 16) se refermant sur Orion de Kaija Saariaho (avec participation de l'orgue) ; concert du Philharmonique de Radio France (le 18), permettant d'entendre Maan Varjot pour orgue et orchestre, « in memoriam Henri Dutilleux », avec de nouveau Olivier Latry, qui en fut le créateur, le 29 mai 2014, à la Maison Symphonique de Montréal.
Un récital dédié à l'orgue fut également proposé le samedi 18 février, concert qui sera retransmis sur France Musique et les antennes de l'Union européenne de radio-télévision le 8 mars. Aux claviers du Grenzing : le compositeur Francesco Filidei (photo), ici exclusivement interprète, dont le riche programme puisait d'abord aux sources d'une certaine modernité – Olivier Messiaen, deux extraits du Livre d'orgue (1951). Negativo (2006), pièce étonnante de l'Italien Mauro Lanza (né en 1975) – « […] les dix doigts tracent un parcours du plein au vide : un accord tenu de dix notes se métamorphose ainsi dans une mélodie qui présente les mêmes notes isolées, dans une succession rapide », tuilage de mouvement digital continu et de vibrant statisme – permit d'entendre l'une des particularités technologiques du Grenzing de Radio France.
Il s'agit du système de pression progressive du Positif, la pression d'air de ce clavier étant modulable. Il en résulte, en fonction du degré de « pression/dépression », une décomposition ou fragmentation du son, comme si la fondamentale et les harmoniques la prolongeant se trouvaient égrenés, l'instant de l'attaque de la note se déployant tel un éventail – une autre forme de mobilité interne (à peine perceptible mais d'une incidence sensible sur la manière de générer le son) à même de « stimuler » les tenues.
L'orgue Grenzing de Radio France © Radio France / Christophe Abramowitz
On entend souvent dire que les compositeurs non organistes (donc non familiers de l'incroyable machine qu'est l'orgue, toujours différente d'un instrument à un autre) enrichissent de manière singulière, par opposition aux compositeurs organistes, le répertoire de l'instrument. Sans doute, jusqu'à un certain point. Car on a alors le sentiment que la découverte des possibilités uniques et si complexes de l'orgue (timbres, harmoniques isolés comme tierce, quinte, septième, neuvième, onzième…, spatialisation et contrastes des plans sonores, souffle inépuisable, nuances dynamiques, puissance…) suscite avant tout le désir de les explorer, voire d'en faire le tour (illusion !). Et d'utiliser tout ce qui pour eux constitue une surprise, ce que le compositeur organiste n'aurait certes l'idée de faire de cette manière. Or l'expérimentation, aussi audacieuse soit-elle, ne suffit pas nécessairement à faire une œuvre. Avec à la clé une constante : la pièce ainsi créée demeure isolée, unique, presque sans suite possible. C'est un peu cette manière d'ambiguïté qu'illustra le très savant Guntur Sari (« orage de fleurs »), unique pièce pour orgue de François-Bernard Mâche, composée en 1990 à l'initiative de Xavier Darasse et créée à Strasbourg en 1994 par Kei Koito. Orgue virtuose, d'une élaboration complexe, sans doute avant tout ressentie comme cérébrale.
Le Catalan Hèctor Parra (né en 1976), professeur en composition électroacoustique, a répondu de manière très différente à la commande de Radio France, en création mondiale lors de ce concert : Tres Miradas (« Trois regards »), triptyque « inspiré de visages féminins » sculptés, mais aussi de trois poèmes précédemment mis en musique pour chœur – sans que l'œuvre pour orgue en soit une transcription. Si l'écriture apparaît de facture indéniablement contemporaine, le dialogue compositeur/orgue sonne de manière plus chaleureusement familière, retenant de l'instrument symphonique et contemporain une faculté narrative garante d'une continuité nullement contraire à des rebondissements presque scéniques, la palette de l'orgue étant au service d'un drame en mouvement, prenant et séduisant, en particulier les deux premières parties (Where are you? … a kiss on the landscape / Se me duerma la vida) – la troisième (No Life, no Death) se réclamant « d'un sentiment plus spirituel ».
Pour la dernière pièce de son programme, Francesco Filidei – d'une exactitude et d'une maîtrise de la matière musicale comme de sa restitution instrumentale ne laissant que peu de place, compte tenu des œuvres, à un épanchement lyrique communicatif – proposait une autre œuvre nécessairement unique : le mythique monument en huit sections de Iannis Xenakis intitulé Gmeeoorh (« anagramme libre » d'organon), composé en 1974 et créé l'année suivante par sa dédicataire Clyde Holloway à Hartford (Connecticut) et aussitôt donné en première audition européenne par Xavier Darasse au Festival Xenakis de Bonn. Lequel Xenakis tient la bride serrée à l'interprète : « Ne s'écarter du modèle qu'en demeurant dans son esprit et ses sonorités ou en s'en inspirant ». Il en existe une célèbre version (1) par Françoise Rieunier à Notre-Dame de Paris, le 8 mars 1980, en présence du compositeur. « On me permettra de préciser, écrit Françoise Rieunier, que subissant l'influence graphique des arborescences, la partition originale était écrite sur de multiples portées, obligeant l'interprète à une gymnastique visuelle et gestuelle à la limite du possible. Dans un double souci de lisibilité et d'interprétation, j'ai donc dû réécrire Gmeeoorh dans une réalisation plus organistique […] la registration quant à elle demeurant évidemment inchangée ». C'est la version aujourd'hui privilégiée – quand il arrive que l'on entende Gmeeoorh.
Pour cette œuvre, Francesco Filidei dut quitter la console mobile, dont le logiciel ne permet pas (pour le moment) de gérer un nombre suffisant de notes simultanées : dans les gigantesques clusters auxquels recourt cette œuvre par moment littéralement cataclysmique (ce que pour les claviers numériques l'on nommerait « polyphonie »), et gagner la console située dans le soubassement du buffet, à traction mécanique des notes. Une manière de fin du monde parfaitement canalisée : le test le plus effroyablement exigeant que l'on puisse faire subir aux poumons d'un orgue !
La saison organistique de Radio France ne s'arrête pas en si bon chemin. Bernard Foccroulle donnera un récital le 27 mars : J.S. Bach, Berio, Frescobaldi, Codex Faenza-Grigny-Boesmans, Thomas Lacôte, J.S. Bach (Contrepoint XIII de L'Art de la Fugue, avec François Espinasse). Suivra, le 8 avril, un concert orgue : Thomas Ospital (organiste en résidence de Radio France), et orchestre : le Philharmonique – Gershwin, Copland, Piston, Ives, Barber. François Espinasse reviendra le 24 avril pour un programme J.S. Bach, Benoît Bernier et Widor, puis, le 22 mai, Jean-Pierre Leguay – avec le percussionniste Daniel Ciampolini – jouera J.S. Bach, Liszt, Bruce Mather et bien sûr Leguay. Sans oublier la Nuit de l'Orgue du 10 juin avec Thomas Ospital, « La fabrique de l'orgue » du 12 juin avec Ami Hoyano, mais aussi un « grand récital d'orgue » le 26 juin par le même Thomas Ospital : J.S. Bach et Liszt, entre autres, ainsi qu'une création mondiale, commande de Radio France à Raphaël Cendo.
Une telle effervescence autour de cet orgue dont certains ne voulaient pas, outre les nombreuses et bénéfiques activités pédagogiques, donne infiniment raison à tous ceux qui ont œuvré sans relâche pour que le Grenzing de l'Auditorium puisse voir le jour.
Michel Roubinet
(1) L'orgue contemporain à Notre-Dame de Paris – Françoise Rieunier : Iannis Xenakis (Gmeeoorh) et Charles Chaynes (Diagramme) ; Francis Chapelet : Etna 71 et Évocations improvisées de l'éruption du volcan Niragongo – un CD à tous égards fascinant publié par Solstice en 2001 (SOCD 192).
Auditorium de Radio France, 18 février 2017
Photo Franceco Filidei © DR
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