Journal
Les Archives du Siècle Romantique (8) – Trois lettres de Théodore Dubois à Fernand de La Tombelle
Un bonheur ne vient jamais seul : le disque participe aussi de cet opportun mouvement de découverte. Avocat fervent de pans oubliés de la mélodie française, Tassis Christoyannis signe une admirable anthologie avec la complicité de Jeff Cohen (1 CD Aparté) tandis que, côté instrumental, on ne s’étonne pas de retrouver le pianiste Laurent Martin – pionnier des répertoires rares – au côté du Quatuor Satie pour défendre avec ardeur le Trio op. 35, couplé avec le non moins séduisant Quatuor à cordes op. 36 (1 CD Ligia).
Fidèle à ses références, à ses maîtres, La Tombelle est allé son chemin, avec une authenticité, un art solide et dénué de pédanterie, et une invention mélodique qui en font un créateur profondément attachant ; un gentilhomme musicien de la Belle Epoque.
Fidélité envers ses maîtres, en particulier Théodore Dubois (1837-1924), avec lequel il conserva toujours de solides liens, comme le rappelait il y a peu Alexandre Dratwicki (2) à l’occasion du lancement du Festival Fernand de La Tombelle et de la mise en ligne (en accès libre) sur bruzanemediabase du riche fonds La Tombelle. De celui-ci provient la matière du n° 8 des Archives du Siècle Romantique, que Concertclassic vous propose chaque mois en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane : trois lettres de Théodore Dubois (1837-1924) à son ancien élève, écrites entre 1914 et 1918, où le contexte historique – la guerre, la révolution russe – aux considérations musicales se mêle. N’en restez surtout pas à ces documents et courrez découvrir le fonds La Tombelle ; vous verrez que notre gentilhomme avait aussi la tête dans les étoiles – et s’y repérait bigrement bien ! (3)
Alain Cochard
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Mont-de-Marsan (Landes)
5 place Francis Planté
1er octobre 1914
Cher ami,
Je voudrais bien avoir de vos nouvelles et de celles de votre fils. Où est-il ? Est-il parti, et dans quel service ?
Comme vous le voyez par l’entête de cette lettre, nous sommes venus nous réfugier ici, près de notre ami Planté, – entre parenthèse, plus admirable que jamais –. Mon fils, après avoir été réformé pour santé trop délicate, incapable de fournir aucun effort physique, a voulu mettre sa petite à l’abri d’un investissement possible, et nous a suppliés de partir avec eux. Nous l’avons fait malgré nous, car je voulais rester. C’est à ce moment que je vous avais écrit. Enfin nous voici installés grosso modo, nous morfondant, attendant les nouvelles, lisant, relisant les journaux, les communiqués, et incapable, moi, de travailler !
Quelle guerre ! Rien de semblable ne s’est jamais vu ! Sous leur apparence hypocrite de civilisés et de Kultivés, ces gens là ne sont que des barbares à qui je voue et à qui tous les Français doivent vouer une haine éternelle !
Quand on bombarde la cathédrale de Reims, qu’on incendie la bibliothèque de Louvain, qu’on tue des femmes, des enfants, on ne mérite que le mépris universel.
J’en reviens à mon fils. Après avoir désiré que nous ne fussions pas séparés, nous voilà coupés en trois tronçons : lui, retourné à Beauvais pour la réouverture du lycée, sa femme et sa fille restant à Orléans pour être moins loin de lui, et nous ici, réservant l’abri en cas de retour offensif de la race maudite.
Écrivez-moi un mot, cher ami, dites-moi ce que vous faites. Je sais que vous devez vous dépasser pour tous ceux qui sont restés autour de vous ! Quand et comment finira ce drame terrible et angoissant ? Ce sera, je crois, très long !
Patience et espoir !
Affectueusement à vous,
Th. Dubois
26 novembre 1917
Mon cher ami
Reçu avec plaisir lettre et rouleau.
Coïncidence curieuse : moi aussi j’ai écrit cet été, entr’autres choses : Prélude et Fugue, pour m’entretenir la main et célébrer ainsi mon 80e anniversaire, sonné et bien sonné ! Le vieux maître et son ancien et distingué disciple ont eu en même temps la même idée de travail. Il est bon en effet de se retremper à cette source féconde, prenant pour mobile le père de la musique moderne, le vieux, mais si jeune, si varié, si riche, J. S. Bach.
Votre Prélude est très bien. La Fugue aussi, quoiqu’un tantinet trop scolastique, rafraichissant et un peu longuet. Vous permettez cette légère remarque qui ne diminue en rien la valeur et la virtuosité de la technique.
Quant au morceau de Fantaisie, il est amusant, et, en dépit de tous vos efforts, vous n’êtes pas arrivé à le rendre laid ! Il y a tant d’autres qui s’en chargent qu’il faut leur laisser le triste privilège de rendre notre chère musique une chose odieuse.
Et la guerre ! Qu’en dire ? Je n’ose exprimer une opinion au milieu d’un tel chaos, et, comme vous, sans perdre mon optimisme, il y a des jours où je me sens tout chaviré ! – Quelle époque ! Quel trouble dans l’univers ! Quelle sera la vie après la guerre, car comme tout en ce monde, elle aura une fin. « Chi lo sa ! »
Je vous retourne vos manuscrits que nous avons joués avec Mme Dubois. (Elle a fort bien déchiffré.)
Nous vous envoyons tous deux nos affectueuses pensées
Th. Dubois
2 janvier 1918
Merci de vos bons vœux. Bravo pour les sujets, et pour les projets que vous m’annoncez. On peut plus mal employer son temps ! Retournons-nous à la barbarie ? Les événements de Russie pourraient le faire craindre ! Meilleurs vœux de nous deux.
À vous affectueusement,
Th. Dubois
(2) Lire l'interview : www.concertclassic.com/article/festival-fernand-de-la-tombelle-du-palazzetto-bru-zane-une-interview-dalexandre-dratwicki
(3) Fonds La Tombelle/Bruzanemediabase : www.bruzanemediabase.com/fre/Fonds-d-archives/Fonds-La-Tombelle
Photo : Portrait de Fernand de La Tombelle. Sans date © Palazzetto Bru Zane, fonds La Tombelle
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