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32e Festival de Saint-Michel-en-Thiérache — Conjugaisons latines – Compte-rendu (orgue)
Directeur artistique et initiateur du Festival qui a fait connaître l'abbaye bénédictine de Saint-Michel, au cœur de la Thiérache (entre Aisne, Ardennes et Nord, mais aussi provinces du Hainaut et de Namur), Jean-Michel Verneiges s'étonne, et s'en amuse, que l'on puisse encore lui parler du « fameux » train affrété spécialement par France Musique entre Paris et ces confins de la Belgique, opération de communication fort réussie, pour une destination que peu de gens connaissaient, qui n'eut lieu qu'une seule et unique fois, à la Pentecôte 1987, mais qui a marqué les auditeurs de France Musique. Très vite la manifestation a trouvé son rythme : plusieurs concerts chaque dimanche de juin. D'esthétique classique française, signé Boizard (1714) et relevé par Georg Westenfelder (2), l'orgue exceptionnel de l'abbatiale est depuis l'origine un pilier de la programmation. Il en va de même du partenariat avec Radio France, la rencontre des deux ayant également donné la riche collection discographique Tempéraments (1).
Si le premier rendez-vous du dimanche 3 juin avait déjà mis l'accent sur le répertoire espagnol (Juan Hidalgo, maître madrilène considérable, alter ego de Pedro Calderón de la Barca avec qui il créa la zarzuela et l'opéra espagnols), le quatrième dimanche de cette 32ème édition lui fut entièrement consacré, avec élargissement à l'univers latino-américain : Conjugaisons latines – De Rome à Puebla de los Angeles.
Lucia Napoli, Fabio Bonizzoni & La Risonanza © Mirou
Le premier des trois concerts, en fin de matinée, mit en lumière les influences réciproques entre péninsules italienne et ibérique, entre longue présence espagnole à Naples et maîtres italiens à Madrid. Interprète magnifique de Frescobaldi, Fabio Bonizzoni, bien connu depuis sa résidence à Royaumont, dirigeait son ensemble La Risonanza en petite mais vive formation. Programme vocal et instrumental, avec tout d'abord un versant peu exploré de l'œuvre de Sebastián Durón (1660-1716), dont on connaît surtout quelques pièces d'orgue. La chaleureuse mezzo-soprano Lucia Napoli, la bien nommée, était la soliste de la Lamentación Segunda del Viernes Santo, véritable micro-opéra sacré fait de multiples sections contrastées, à trois violons et basse continue, œuvre absolument splendide que prolongeait la sobre mais prenante Cantate de la Passion Ay de mí, que el llanto y la tristeza, à voix seule et continuo (clavecin et violoncelle). Du Napolitain Angelo Ragazzi (1680-1750), influencé par Vivaldi, subsistent notamment 12 Sonate a quattro Op.1 per 2 violini, viola e basso continuo (Rome, 1736) : les 2ème et 6ème furent brillamment restituées, la partie de violon principal (impressionnants solos dans la seconde et jeu très élaboré en cordes multiples) resplendissant sous l'archet flamboyant de Jorge Jimenez. Leur répondit, d'une engageante et virevoltante faconde, le Concerto n°10 de Charles Avison d'après Domenico Scarlatti, le concert se refermant sur un Salve Regina de ce dernier, petit chef-d'œuvre, dense et concis, de bel canto baroque.
Le début de l'après-midi revenait au roi des instruments. Interprète de renom du répertoire germanique, Léon Berben évoqua à son tour l'univers ibérique (marginal dans son parcours, du moins discographique, mais fièrement illustré par un album Cabanilles à l'orgue Arrázola d'Ataun, en Pays basque espagnol). Soit un beau travail d'acculturation tendant à faire sonner, autrement, une musique a priori indissociable d'une esthétique instrumentale aussi puissamment typée. Fonds, pleins-jeux et cornets peuvent sans contrainte servir maintes pages choisies d'Antonio de Cabezón, Francisco Correa de Arauxo, Pablo Bruna (admirable Tiento sobre la letania de la Virgen) ou Juan Cabanilles, comme ce fut ici le cas, mais les anches françaises ne sauraient évoquer celles d'Ibérie. On le sait, c'est tout l'art de l'interprète que de suggérer avec les moyens du bord – splendides – un univers foncièrement différent, de sorte qu'esprit et poésie s'en trouvent néanmoins révélés.
L'orgue Boizart de l'Abbatiale de Saint-Michel en Thiérache © Mirou
Encore porteuse de l'élégance fine et altière propre au XVIIe siècle, la facture de ce Boizard conféra noblesse et profondeur aux maîtres espagnols de même époque – ainsi dans la Pasacalle II de Cabanilles, sur des fonds très purs, cependant que la polyphonie des grands tientos sur clavier entier resplendissait d'intelligibilité, bien que registrés de manière « économe ». Sans doute la Bathalha de 6. Tom anonyme (ou de Pedro Araujo) ne pouvait-elle que rester en-deçà sur le plan des timbres et surtout de leur projection, mais musique, mélanges et contrastes (différemment conçus) n'en furent pas moins restitués avec aplomb, et plus encore dans le Tiento de medio registro de baxon de septimo tono de Correa de Arauxo, la main gauche d'une étourdissante agilité faisant sonner jusqu'au vertige une trompette au demeurant bien française. Quant à la Voix humaine si clairement timbrée, elle sut se substituer avec mordant à la franche Dulzaina espagnole, ainsi dans les Diferencias sobre el canto llano del Caballero de Cabezón, données en bis. Ce n'était pas l'Espagne dans sa superbe instrumentale, mais sa poétique et subtile décantation aux claviers d'une merveille du temps de Louis XIV.
L'ultime concert fut une fête haute en couleur, avec comme toujours, quand il s'agit de baroque latino-américain, ce mélange de musique savante et d'influences populaires (la danse y est moins stylisée que sur le vieux continent et pour ainsi dire physiquement suggérée), suscitant émerveillement et jubilation, jusqu'à une certaine euphorie par le biais des rythmes, des timbres et des mélodies. On est ici entre ferveur festive et vie quotidienne restituée, avec une joyeuse pincée d'humour – Sentidos los sacristanes (negrilla), grande page comiquement narrative attribuée à Miguel Medina y Corpas – et un goût inépuisable de la vie. Le répertoire évoquait, importée ou native, la musique des XVIIe et XVIIIe siècles à Puebla, grande ville mexicaine entre Vera Cruz et Mexico, haut lieu du baroque musical et architectural du Nouveau Monde.
L'ensemble La Chimera (photo) était à l'origine un consort de violes, élargi lorsque Eduardo Egüez (photo à dr.) en prit la tête – tel qu'entendu à Saint-Michel : Bárbara Kusa (soprano lumineuse et dansante), Lixsiana Fernandez (mezzo-soprano, également viole de gambe), David Sagastume (contre-ténor d'une belle présence, aux aigus impérieux), Jorge Morata (ténor au timbre solaire et débordant d'esprit – réjouissants Gurú cumbú à répétition de la pièce évoquée plus haut), Andrés Prunell (basse tout aussi enjouée, au timbre grave allègrement projeté) ; violon, quatre violes, deux harpes espagnoles, deux luths/guitares/vihuelas, dont le chef Eduardo Egüez (Buenos Aires), orgue positif, enfin les indispensables percussions. Leur répondaient les voix très homogènes du Chœur de chambre de Pampelune, dirigé par David Galvez Pintado.
Treize pièces et autant de compositeurs figuraient à ce généreux programme, sans que jamais ne se présente deux fois un même cas de figure quant à la disposition vocale (fréquemment, sous des formes donc diverses, en double chœur, chœur/solistes) et/ou instrumentale (l'Obra de lleno de 4° tono de José de Torres Martínez Bravo, ici pour violon et trois violes, pourrait très bien avoir été transcrite du clavier tant elle respire l'écriture des tientos polyphoniques, et inversement). Côté climats et affects, le grand écart : de l'irrépressible et expansive liesse populaire de A la mar, a la mar d'Antonio de Salazar ou de l'ensalada de Gaspar Fernandez Ven y verás zagalejo, à l'élévation pure et quasi mystique de O vos omnes de Francisco de Olivera et du Salve Regina avec insertion de plain-chant de Juan García de Céspedes. Un enchantement continu, d'or et d'argent, inlassablement renouvelé dans la plus extrême diversité.
Michel Roubinet
(1) editions.radiofrance.fr/category/collections/temperaments/
(2) www.orgues-aisne.com/index.php/les-orgues-de-l-aisne/5-saint-michel-en-thierache.html
Abbaye de Saint-Michel-en-Thiérache (Aisne), 24 juin 2018 / festival-saint-michel.fr
Photo La Chimera, dir. Eduardo Egüez (à dr.) © Mirou
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