Journal

3ème Festival « L’Esprit du piano » de Bordeaux - « Different Spaces » : un grand concerto est né - Compte-rendu

Deux ans seulement après le lancement de « L’Esprit du Piano », l’évidence s’impose : la manifestation a trouvé son public et s’inscrit déjà parmi les grands festivals européens dédiés à un instrument pourtant très gâté. « Mieux vaut esprit que force » : la devise choisie par le fondateur et directeur artistique, Paul-Arnaud Péjouan, et le président, Marcel Desvergne, traduit bien la philosophie d’un projet musical où le qualitatif l’emporte sur le quantitatif : dix concerts seulement en l’espace de huit jours, mais quels…

Après Aldo Ciccolini en 2010 et Joaquin Achucarro l’an dernier, c’est Ivo Pogorelich qui inaugurait cette fois une programmation dont l’un des moments les plus attendus était la création mondiale du Concerto pour piano « Different Spaces » de Baptiste Trotignon (né en 1974) (photo) sous les doigts de Nicholas Angelich. On guettait l’excellent Jonathan Darlington à la tête de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine, mais un ennui de santé a empêché le chef anglais d’honorer son engagement. C’est son jeune collègue écossais Rory Macdonald qui l’a remplacé, montant en un temps record un programme exigeant – et plutôt « casse-gueule » - où le Dumbarton Oaks Concerto et la 85e Symphonie « La Reine » précèdent la création de Baptiste Trotignon.

« Il est l’un des jeunes chefs les plus talentueux et les plus dynamiques de Grande Bretagne » nous dit la biographie de l’ancien élève de David Zinman et Jorma Panula à l’Académie d’Aspen. Elle peut se le permettre : on est bluffé par la précision, le sens du détail et l’alacrité qu’il manifeste dans l’ouvrage de Stravinski, et tout autant séduit par la Symphonie en si bémol majeur. Haydn laisse sa perruque au vestiaire ; la vitalité et l’intelligence stylistique avec lesquelles Macdonald entraîne les musiciens de l’ONBA à le suivre sont un pur régal. La soirée s’ouvre en beauté, attisant l’impatience de découvrir après l’entracte le Concerto pour piano de Baptiste Trotignon …

Une grande complicité unit le jazzman à Nicholas Angelich depuis quelques années déjà et c’est - comme souvent dans l’histoire de la musique concertante -, en fonction de la personnalité et de la « pâte sonore » du soliste que, de l’aveu de son auteur, l’ouvrage a été conçu. Riche idée de Paul-Arnaud Péjouan que d’avoir suggéré à l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine de passer commande d’un ouvrage qui aura fait le bonheur de ses interprètes et d’un public aux anges.

Rien d’un « concerto de jazz » avec cette partition en quatre sections (un peu plus de 25 minutes) à propos de laquelle Trotignon reconnaît ouvertement des influences (des musiques américaines à la musique russe en passant par certains auteurs français), mais qui ne sonne aucunement néo-ceci ou cela.

Tout au contraire, on savoure, grâce au jeu richement timbré d’Angelich et à la direction enthousiaste et fouillée de Macdonald, une composition au caractère affirmé caractérisée par une relation aussi étroite qu’inventive entre le piano et l’orchestre. Trotignon alterne entre des moments où ce dernier, de façon assez traditionnelle, accompagne et porte la partie de piano et d’autres où le soliste semble tendre un miroir à l’agissant foisonnement d’un orchestre qui sonne toujours de remarquable façon. Trotignon sait écrire pour le piano ; exalter la virtuosité, avec un dessein toujours expressif, ou magnifier la palette de couleurs dans les îlots d’onirisme que recèle une partition dont on peut sans grand risque parier qu’elle trouvera vite sa place au répertoire. Un grand concerto de piano est né ! Puisse Nicholas Angelich avoir rapidement l’occasion d’en réaliser un enregistrement.

Avec Edouard Ferlet et Giovanni Mirabassi, le jazz avait également sa place dans ce 3ème « Esprit du Piano ». On a pu goûter à la soirée confiée au pianiste italien : étonnante musicien que Mirabassi, qui vous embarque dans un stupéfiant set de près de cinquante minutes, nourri comme son célèbre disque « Avanti ! » de thèmes de chansons révolutionnaires et de liberté. Fraîchement débarqué à Paris, le jeune Italien autodidacte avait par hasard croisé il y a des années le chemin d’un certain Aldo Ciccolini qui, ébloui par son potentiel, lui a prodigué de précieux conseils. Mêlés aux exemples de Monk, Pieranunzi et autre Jarrett, ils ont contribué à façonner un artiste d’une musicalité et d’un raffinement sonore peu ordinaires. On gardera longtemps en mémoire Le Chant des partisans métamorphosé sous ses doigts inspirés…

Coup de génie architectural de Victor Louis, le Grand Théâtre de Bordeaux offre l’une des plus belles acoustiques qui soient, idéale pour le piano. Elle aura beaucoup compté dans la réussite des deux concerts du dimanche.

Programme de poète que celui de Geoffroy Couteau. Deux transcriptions lisztiennes d’abord : Der Wanderer de Schubert invite l’auditeur au voyage avec un lyrisme contenu, une vocalité et un sens de la ponctuation qui démontrent que la source de la pièce n’est pas un instant perdue de vue. Aussi maîtrisée et subtile, la tendre et ardente effusion de Widmung (Schumann) achève de préparer l’auditeur à la Sonate D 894 « Fantaisie ». On connaît le pianiste pour ses affinités avec Brahms ; celles l’unissant à Schubert ne sont pas moins convaincantes. Couteau investit le vaste espace de la Sonate en sol majeur sur un mode très intimiste. Avec une telle acoustique (et un instrument de la qualité de l’étonnant CFX Yamaha), on peut s’autoriser à raffiner les pianissimi à l’extrême, à condition d’en avoir comme c’est le cas ici les moyens techniques… L’auditeur oublie la salle bondée pour se laisser prendre par la finesse et, une fois encore, la vocalité d’un propos où rien n’est forcé ou surligné. C’est quand Schubert vous parle, vous murmure ainsi, simplement, en ami, qu’il est le plus émouvant - quel merveilleux parfum musique le trio du Menuetto exhale-t-il… Retour à Liszt transcripteur en conclusion: la Danse macabre de Saint-Saëns est enlevée avec un chic et une fluidité sans esbroufe où se lit la signature d’un riche tempérament poétique.

A la poésie de Geoffroy Couteau en fin de matinée répond, au cœur de l’après-midi, celle de Philippe Bianconi chez deux de ses compositeurs d’élection : Chopin et Debussy. Sur la lancée d’une année très chargée et féconde pour lui, le pianiste apparaît au meilleur de sa forme. Un sentiment de plénitude, tant humaine que musicale et pianistique, se dégage d’un récital où Chopin fuit les miasmes et l’afféterie autant que l’épate pour se déployer avec une fermeté et une noblesse de ligne admirables. Dès le Nocturne op 62 n°1 le ton est donné et l’on se laisse ensuite envoûter par la virile alliance de lyrisme et de feu de la Ballade n°3, la myriade de couleurs du Scherzo n°4, la souple élégance des Valses op 64. Quant à cette manière de conduire avec autant d’évidence que de mystère la Barcarolle ; quel art, quelle science du piano…

Debussy n’est pas en reste. Auteur d’un récent enregistrement unanimement salué des Préludes(1), Bianconi rassemble en seconde partie un bouquet de dix pièces tirées des deux Livres. A d’autres les brumes et les imprécisions « impressionnistes ». Comme chez Chopin, expression, lisibilité et foncière simplicité s’unissent pour une interprétation où la chimie harmonique debussyste s’épanouit dans toute sa modernité, du dépouillement des Pas sur la neige à la virtuosité jamais dévoyée de Ce qu’a vu le vent d’Ouest ou de Feux d’artifice en passant par la magique liquidité sonore d’Ondine ou le secret - si bien gardé - de Canope.

Rendez-vous à l’automne prochain pour une 4ème « Esprit du Piano » où Elisabeth Leonskaja occupera une place de choix. D’ici là, le festival se sera fait l’ambassadeur de Bordeaux en Chine (à Canton, comme ce fut déjà le cas cette année, mais aussi à Pékin) à la fin du printemps prochain.

(1) 1CD La Prima Volta LDV 07/ Dist. Harmonia Mundi

Alain Cochard

Bordeaux, Grand Théâtre, 16 et 18 novembre / Cenon, Le Rocher de Palmer, 17 novembre 2012 (G. Mirabassi)

> Vous souhaitez répondre à l’auteur de cet article ?

> Lire les autres articles de Alain Cochard

Photo : FRANZ GALO
 

Partager par emailImprimer

Derniers articles