Journal
Baptiste-Florian Marle-Ouvrard et François Sabatier aux Concerts-conférences de Saint-Eustache – Au chevet du grand orgue de Saint-Eustache – Compte-Rendu
Depuis leur prise de fonction en 2015 (1), Baptiste-Florian Marle-Ouvrard (photo) et Thomas Ospital, titulaires du grand orgue de Saint-Eustache, ont eu à cœur de poursuivre la haute tradition musicale du lieu, notamment les auditions d’orgue du dimanche après-midi, qu’eux-mêmes soient aux claviers (le plus souvent) ou leurs invités : David Briggs, David Kiefer et François Olivier pour les mois de février et de mars. Ces auditions ont lieu de 17 heures à 17 h 45. Une fois par mois, cependant, c’est un concert-conférence sensiblement plus développé qui est proposé par les deux titulaires en alternance et le musicologue François Sabatier. Tribunes parisiennes et organistes-compositeurs du XVIIe siècle à nos jours, tel est le thème de cette saison. Après Notre-Dame et Saint-Eustache, « Les organistes de Saint-Sulpice » étaient à l’honneur le 10 mars. S’ensuivront ceux de Sainte-Clotilde (7 avril, Thomas Ospital), Saint-Étienne-du-Mont (12 mai, Baptiste-Florian Marle-Ouvrard), la Trinité (9 juin, Thomas Ospital).
Voulu et conçu par Jean Guillou (2), sans que celui-ci obtienne exactement ce qu’il désirait, ne serait-ce que sur le plan des transmissions (il en retrace l’épopée dans les derniers chapitres de son passionnant ouvrage La Musique et le Geste, Beauchesne, 2012), l’orgue de Saint-Eustache fête cette année ses trente ans. Un orgue est une machine souvent gigantesque mais fragile exigeant une constante maintenance. Les travaux n’ont pas manqué au fil des ans à Saint-Eustache, l’instrument, intensément utilisé depuis l’origine, ayant souffert des travaux quasi permanents dont l’édifice lui-même a fait l’objet ces dernières années. À la feuille annonçant les auditions et concerts de Saint-Eustache s’en ajoute actuellement une de la fabrique de l’église intitulée Au chevet du grand orgue de Saint-Eustache (mais qui traite aussi des autres projets en cours, tel le sas en verre du portail sud ou l’expertise en cours du tableau de Rubens Les Pèlerins d’Emmaüs, qui doit être restauré). Des travaux urgents sont en effet indispensables pour le grand orgue, en particulier au niveau de l’étanchéité des soufflets et réservoirs ; les poumons de l’orgue sont, c’est le cas de le dire, à bout de souffle. Le public est invité à se connecter sur le site Budget Participatif de la Ville de Paris (3) afin de soutenir la candidature du projet de restauration (ou plus exactement d’une « tranche » de travaux, d’un coût estimé à 80 000 €). Propriétaire de l’édifice et de son mobilier – donc de l’orgue –, la Ville étudie « la possibilité d’une prise en charge financière ». Réponse le 6 septembre prochain
Baptiste-Florian Marle Ouvrard © DR
Sur ce site de la Ville (onglet Projets déposés / page Culture et Patrimoine / Sauvegarde du grand orgue de Saint-Eustache), l’état des lieux est ainsi formulé : « Les tuyaux du grand orgue de Saint-Eustache, instrument connu et admiré du monde entier, sont alimentés par de l’air sous pression, stocké dans vingt-trois soufflets répartis dans tout l’instrument. Après trente ans de service intensif, certains de ces réservoirs sont très endommagés, fuient et ne permettent plus de maintenir la pression nécessaire. Les tuyaux ne parlent plus comme il faut et peuvent même sonner faux. Pour le clavier de Solo (5ème clavier), qui contient les jeux les plus caractéristiques de l’orgue, deux soufflets sur six sont crevés et pour le Récit expressif, très puissant, un des deux soufflets est percé. Ces parties de l’orgue vont devenir muettes. Devront alors s’arrêter les auditions dominicales gratuites qui rassemblent des centaines de personnes, les journées du Patrimoine, l’accueil des élèves des conservatoires et les concerts qui sont programmés dans le cadre des trente ans de l’orgue, le plus grand et le plus significatif des instruments appartenant à la Ville. Le projet vise à remettre en état les réservoirs du Solo et du Récit expressif et vérifier l’état des sommiers de ces claviers (qui distribuent l’air aux tuyaux selon les notes jouées et les sonorités sélectionnées). »
Combien l’instrument est en souffrance, c’est ce que tout en chacun put instantanément constater lorsque Baptiste-Florian Marle-Ouvrard lança la soufflerie depuis la console de la nef, présentement disposée juste avant la croisée – on se serait cru transporté en Asie, bien à l’abri sous la voûte tandis qu’à une distance indéfinissable une pluie ininterrompue de mousson, obstinée et crépitante, semblait ne pouvoir cesser. Les fuites évoquées en viennent par moments à concurrencer, sinon couvrir, les pages sur registrations douces. L’instrument n’a pour le reste nullement perdu de sa superbe. La matière sonore reste puissamment présente, mais le souffle en perdition la menace…
Le principe des concerts-conférences de Saint-Eustache, à l’adresse d’un public fidèle et passionné, relève de l’alternance entre présentation des œuvres par François Sabatier, après un survol, en l’occurrence, de l’histoire de Saint-Sulpice et de ses orgues successives, de manière à approfondir en parallèle la thématique générale des tribunes parisiennes, et la musique proprement dite, à la fois illustration du propos et finalité. Impossible de ne pas songer aux légendaires concerts d’André Marchal au Palais de Chaillot commentés par Norbert Dufourcq, pendant et après la Seconde Guerre mondiale, dont un vaste cycle Bach en 1950. À l’érudition de François Sabatier, efficacement et sobrement transmise, donnant à entendre ce dont les œuvres qui suivront sont faites, répondait aux claviers mais aussi au micro les commentaires de l’interprète, d’une chaleureuse clarté dans sa manière toute d’aisance de transmettre, expliquant la manière d’adapter telle pièce à l’orgue de Saint-Eustache, ainsi sur le plan des registrations.
Saint-Sulpice ayant vu se succéder nombre de compositeurs prolifiques, un choix drastique mais représentatif s’imposait. Après la présentation générale des lieux, le Premier Livre d’orgue (1665) de Guillaume-Gabriel Nivers ouvrit le feu : Prélude sur grand plein-jeu et Fugue manualiter sur anches et cornets, l’école française du XVIIe donnant lieu à une évocation à deux voix, musicologue et interprète successivement, de la question si complexe, et en définitive « libre », des notes inégales. Clérambault prit le relai, avec quatre extraits de sa célèbre Deuxième Suite : Plein-jeu, Basse de cromorne, Récit de nazard, Caprice sur les grands jeux, avec presque l’illusion, par le toucher et une articulation franche et marquée, d’entendre un instrument classique. Une évocation des rapports de la franc-maçonnerie et de l’église s’ensuivit, à l’évocation du buffet en forme de temple (de Salomon ?) conçu par Chalgrin pour le nouvel orgue de la nouvelle église Saint-Sulpice. De Nicolas Séjean, qui fut à la fois le dernier organiste de la chapelle royale de Versailles et le premier professeur d’orgue du Conservatoire républicain (1795), on entendit l’une des trois grandes Fugues, également manualiter (pédale pour la cadence finale), très modulante et dépourvue d’indication de registrations, laissant toute liberté à l’interprète de la restituer selon sa propre perception – et BFMO d’opter pour un léger crescendo progressif, proportionné aux pratiques du temps.
L'orgue de Saint-Eustache © Mirou
Rupture d’époque et d’esthétique avec Louis-James-Alfred Lefébure-Wely, François Sabatier évoquant les travaux de la Maison Ducroquet qui œuvra presque à la même époque à Saint-Sulpice (1846) et à Saint-Eustache (1854) – dans le nouveau buffet néo-Renaissance de Victor Baltard (dix-huit mètres de haut !). De Lefébure, organiste « mondain » passé de Saint-Roch à la Madeline puis à Saint-Sulpice, BFMO choisit d’évoquer le versant non pas Second Empire et profane, mais le plus réellement poétique : Communion en fa majeur (L’organiste moderne, 3ème Livraison, 1867), magnifiée par fonds doux et flûtes, amples et délicieusement projetés, avec un délicat solo d’anche. Widor était représenté par un tube souvent entendu : Allegro initial de la Symphonie n°6, créée par l’auteur au Trocadéro en 1878, restituée par BFMO de manière torrentielle – et à juste titre orchestrale, l’interprète rappelant que Widor publia une Technique de l'orchestre moderne (1925), complément au Traité d’instrumentation et d’orchestration (1844, 1855) de Berlioz, prônant dès lors un dépassement de l’orgue en tant que tel.
Ce furent ensuite, de Marcel Dupré, le Prélude et Fugue en sol mineur op. 7 n°3, la seconde sur un tempo d’enfer, puis de Jean-Jacques Grunenwald, trop peu connu mais dont l’œuvre est aujourd’hui défendue par un nombre croissant d’interprètes, des extraits de sa singulière Sonate de 1964, aux intitulés évocateurs : Introduction et thème varié, Fioritures sur une antienne, Récit en taille, Final. Enfin de Daniel Roth, titulaire de Saint-Sulpice depuis 1985 et qui honorait ce concert de sa présence, Baptiste-Florian Marle-Ouvrard fit entendre le spectaculaire et bien-nommé Final Te Deum, composé en 1981 alors que le musicien était encore titulaire du Cavaillé-Coll du Sacré-Cœur de Montmartre, œuvre somptueusement virtuose et éloquente, idéale pour clore un tel programme.
Outre les prochains concerts-conférences et les auditions hebdomadaires, signalons qu’un concert exceptionnel aura lieu le samedi 27 avril en hommage à Jean Guillou, titulaire du grand orgue de l’église des Halles de 1963 à 2015. Baptiste-Florian Marle-Ouvrard et Thomas Ospital ont également convié deux disciples du Maître de Saint-Eustache, où ils furent ses assistants : Jean-Baptiste Monnot, titulaire du Cavaillé-Coll de Saint-Ouen de Rouen, et Leonid Karev, titulaire des orgues de Notre-Dame-de-l’Assomption-de-Passy à Paris et de l’orgue Bertrand Cattiaux de Saint-Médard de Brunoy (Essonne). Le tout sous réserve que l’orgue de Saint-Eustache tienne bon…
Michel Roubinet
Paris, église Saint-Eustache, 10 mars 2019
www.saint-eustache.org/musique-a-st-eustache/
(1) www.concertclassic.com/article/concert-inaugural-saint-eustache-recital-saint-severin-thomas-ospital-et-baptiste-florian
(2) www.concertclassic.com/article/hommage-jean-guillou-1930-2019-compositeur-et-penseur-de-lorgue-contemporain
(3) budgetparticipatif.paris.fr/bp/jsp/site/Portal.jsp?page=idee&campagne=F&idee=1652
Baptiste-Florian Marle-Ouvrard
www.bfmo.fr
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