Journal
Benjamin Alard en concert au Foyer de l’Âme - Tout le clavier de Bach – Compte-rendu
Avec sagesse, sobriété et maturité, confirmées au fil du temps, Benjamin Alard (photo) s’est lancé dans une folle aventure : enregistrer l’intégrale du clavier solo de Bach, orgue et clavecin mêlés. Seul le grand Helmut Walcha avait tenté, magnifiquement mais partiellement, de relever semblable défi, dans des conditions très différentes, les répertoires respectifs des deux instruments s’étant trouvés dissociés dans le temps, pour différentes maisons de disques, sans constituer un tout réellement homogène. Rien de tel dans ce projet Harmonia Mundi de Benjamin Alard, les deux répertoires étant menés de front, avec, du moins dans les volumes consacrés aux jeunes années du futur Cantor de Leipzig, des choix librement assumés quant à la destination instrumentale de certaines pièces. Une autre caractéristique de ce projet tient à ce que l’interprète, pour mieux cerner le contexte musical du propre temps de Bach, a inséré dans sa restitution chronologique de l’œuvre nombre de pièces d’autres compositeurs. Gravé en 2017 à l’orgue André Silbermann-Quentin Blumenroeder (1718-2015) de Sainte-Aurélie de Strasbourg (1) et sur un clavecin Émile Jobin inspiré d’instruments de Johannes Ruckers (1612) et de Johannes Dulken (1747), le premier volume, paru l’année dernière et intitulé Le jeune héritier, confronte Bach à certains de ses précurseurs (Froberger, Pachelbel, Böhm) et inspirateurs (Frescobaldi, Grigny), à sa parentèle (Johann Michael et Johann Christoph Bach) et jusqu’à ce fameux « rival » d'une occasion manquée : Louis Marchand.
Changement de décor et même d’instrumentarium pour le deuxième volume, intitulé Vers le Nord (2), dont la sortie internationale a eu lieu le 12 avril. Les CD 1 & 2 ont été enregistrés en 2018 à l’orgue Freytag-Tricoteaux (2001) de Saint-Vaast de Béthune (3), les CD 3 & 4 sur un envoûtant claviorganum Blumenroeder constitué d’un clavecin de François Ciocca (2003, d’après un Grimaldi de 1697) superposé à un orgue [coffre] Blumenroeder de 2010 – trois jeux seulement, mais d’une richesse telle que chacun s’épanouit sur la durée sans la moindre sensation de « frustration » (4).
Pour fêter cette nouvelle étape discographique, Benjamin Alard a conçu trois programmes proposés en concert les 9 février, 13 avril et 18 mai (à 12 h 30) – les deux premiers à l’orgue, le dernier à l’orgue et au clavecin. L’orgue Aubertin (2005) dont il est titulaire étant désormais bâché en raison des travaux de réfection des parties hautes de l’église (5), l’Association des Grandes Orgues de Saint-Louis-en-l’Île a délocalisé ces trois rendez-vous au temple du Foyer de l’Âme (près de la Bastille), haut lieu de l’œuvre de Bach à travers, notamment, le projet au long cours de l’intégrale de ses Cantates, programmées chaque premier dimanche du mois à 17 h 30 en fonction du calendrier de l’année liturgique (6). Quentin Blumenroeder en a reconstruit l’orgue en 2008, dans le sobre buffet préexistant, optant pour une esthétique saxonne convenant idéalement au répertoire baroque d’Allemagne moyenne et donc également au jeune Bach (7).
Le programme du 13 avril empruntait à celui du CD 1, sous-titré Lübeck, s’ouvrant de même sur l’immense fantaisie de choral Nun freut euch, lieben Christen g’mein BuxWV 210 du maître de la Marienkirche de cette grande ville hanséatique, Dietrich Buxtehude. On entendit certains auditeurs regretter l’acoustique sèche du Foyer de l’Âme, certes fort différente de celle de l’immense vaisseau dans lequel Buxtehude officiait à Lübeck, mais aussi juste reflet de tant d’églises, non voûtées de brique ou de pierre, d’Allemagne du Nord, de Thuringe ou de Saxe. D’autant que chaque jeu de l’orgue conçu par Quentin Blumenroeder s’épanouit de manière optimale et sans contrainte : la projection est tout simplement parfaite, la richesse harmonique « compensant » l’acoustique, lumineuse et sans distorsion. Avec pour conséquence la non-nécessité d’user de registrations inutilement chargées, les mélanges les plus sobres sonnant avec autant de présence que les multiples traductions possibles de la notion de plenum.
Benjamin Alard en donna toute la mesure dans sa restitution suprêmement poétique, d’une éloquence naturelle et posée, du BuxWV 210, laissant à la moindre note le temps nécessaire pour sonner dans toute sa plénitude, et à l’auditeur celui de goûter l’entière et extrême diversité structurelle du texte – c’est avec le Te Deum BuxWV 218 l’œuvre pour orgue de Buxtehude la plus développée, d’une merveilleuse harmonie et ici littéralement hors du temps – l’une des difficultés étant précisément de ne rompre à aucun moment le flux diversifié des mélanges de timbres en regard d’une structure musicale toujours en mouvement – tout au long des cinq sections traitant les cinq périodes du cantique de Luther (texte et musique, 1523).
L'orgue Blumenroeder du Foyer de l'Âme © Mirou
Exception faite d’une fantasque et enjouée Fugue en sol majeur « à la gigue » BWV 577, virtuose en diable mais non démonstrative (quelques diminutions ornementales inventivement intégrées), et de la dernière pièce, aucun « tube » dans le reste du programme, mais des pages d’une sobriété telle qu’elles ne peuvent s’épanouir que sous des doigts infiniment musiciens, bien au-delà de leur seule restitution instrumentale, au demeurant d’une franchise de ton et d’une ferveur magnifiant ces pièces du jeune Bach. Ainsi du grand Choral Wie schön leuchtet der Morgenstern BWV 739, auquel la fraîcheur intense de l’articulation confère un rythme interne à la fois commodo et pleinement dynamique. C’est aussi, souvent, dans les sections les plus décantées que s’affirme l’art véritable du claviériste, ainsi dans la phrase soliste introduisant le séduisant Ach Herr, ich armer Sünder BWV 742 (peut-être en fait de Georg Böhm), entièrement à découvert et exigeant une maîtrise accomplie de l’agogique et de la répartition des accents pour simplement lui conférer une « tenue ». Autant de qualités se retrouvant, bouillonnantes d’unité et de verve, dans le Choral de Pâques Christ lag in Todesbanden BWV 718, généreusement développé et gorgé de timbres, toujours nimbé d’une chatoyante sobriété. Pour refermer ce concert, la pièce ultime du CD 1 : Prélude (ou Toccata) et Fugue en mi majeur BWV 566. Une petite merveille que ce quadriptyque faisant si éloquemment la jonction entre Buxtehude (première fugue sur un sujet en notes répétées) et Bach, où l’on pourrait presque pressentir dans la seconde fugue, après une transition d’un souffle puissant sous les doigts virtuoses de Benjamin Alard, une prémonition de la fugue conclusive de la (encore) lointaine Triple Fugue BWV 552 de la Clavierübung III.
Le programme du dernier concert, le 18 mai au temple du Foyer de l’Âme, sera lui aussi entièrement issu du deuxième volume de l’intégrale Bach de Benjamin Alard. Avec, au côté d’œuvres connues (Choral Der Tag, der ist so freudenreich BWV 719 et Partita O Gott du frommer Gott BWV 767), une vraie rareté : la Sonate en la mineur BWV 965, transcription que Bach réalisa d'après l'Hortus Musicus (pour deux violons, viole de gambe et basse continue, 1687) de Johann Adam Reinken (1640-1722).
Michel Roubinet
Paris, temple du Foyer de l’Âme, 13 avril 2019
P.S. Parallèlement au cycle des Cantates de Bach du Foyer de l’Âme, un autre cycle des mêmes est mené de longue date par la Camerata Saint-Louis de Paris (8), ensemble instrumental et vocal dirigé par Georges Guillard. Ce samedi 13 avril, en fin d’après-midi, le chef et ses musiciens proposaient au temple de Plaisance (14ème arrondissement) un programme offrant deux Cantates pour alto : l’exquise et célèbre Schlage doch, gewünschte Stunde BWV 53 et ses tintements de cloche (sans doute de Georg Melchior Hoffmann) et la redoutable Wiederstehe doch der Sünde BWV 54, avec en soliste Anne-Marie Hellot – une véritable voix d’alto : un grave profond, un médium et des aigus lumineux et assurés, une prononciation allemande de toute beauté, un sens du phrasé et de l’expression dramatique, sans emphase mais d’une parfaite justesse, de première grandeur.
Outre le Laudate pueri de Mendelssohn, était aussi proposée – en première audition depuis 1920 – une œuvre universellement connue, à juste titre, dans sa version pour orgue (Leduc, 1924) : Cortège et Litanie de Marcel Dupré, dont la chronologie mérite d’être évoquée. Si l’œuvre fait partie des Quatre Pièces op. 19 pour piano de 1921 (dédiées à Clara Haskil), elle fut d’abord composée pour un ensemble de onze musiciens, cinq morceaux pour une musique de scène devant accompagner la pièce d'un ami de Dupré à Paris (sans que l’on sache si musique et pièce furent effectivement produites). Ayant joué en privé, en Amérique, Cortège et Litanie qu'il avait réduit au piano, son imprésario le Dr Alexander Russell (« directeur de la musique aux magasins Wanamaker de New York et de Philadelphie, ancien élève de Widor ») inscrivit la pièce à l'un de ses récitals d'orgue – Dupré dut donc la transcrire, avant d'en réaliser une nouvelle version pour orgue et orchestre : celui de Philadelphie en dialogue avec l'orgue monumental du Wanamaker. De la version originale, nulle trace, pas même la nomenclature des onze instruments. La tentation était forte pour Georges Guillard qui, depuis longtemps, rêvait de redonner vie à cette version initiale, celle pour orgue fournissant d’ailleurs quelques indications de timbres. Au quintette des cordes entendu dans les deux Cantates – deux violons, alto, violoncelle, contrebasse –, Georges Guillard ajouta hautbois, flûte et clarinette, cor, trompette et trombone – et les cloches, pour évoquer le jeu de Chimes des orgues anglo-américains. Un bonheur ne venant jamais seul, l’œuvre fut aussitôt bissée : enfin le mystère de cette œuvre aussi célèbre que totalement ignorée dans sa version première était levé – et cela fonctionne, mieux : cela sonne admirablement.
Réalisant un autre rêve, Georges Guillard a poursuivi dans cette même veine et instrumenté – prenant comme base l’orchestre de la Symphonie en ré mineur – la Grande Pièce symphonique pour orgue de César Franck : l’Orchestre d’Avignon devrait en assurer la création au cours de la saison prochaine. À la fois un moyen d’élargir l’horizon du répertoire de l’orgue, peut-être aussi d’attirer vers l’orgue, par le truchement des instruments de l’orchestre, un public séduit par les œuvres mais qui ignorerait l’instrument-roi ?
(1) decouverte.orgue.free.fr/orgues/staureli.htm#F670482001P03
(2) 4 CD Harmonia Mundi HMM 902453.56,
(3) orguebethune.fr/instrument.html
Cet instrument réputé a été récemment enregistré par Olivier Vernet et Cédric Meckler : Bach(s), pièces originales pour orgue à quatre mains de la famille Bach, Ligia Digital Lidi01043333-18.
(4) blumenroeder.fr/pages/claviorganum.html?idArt=16
(5) www.benjaminalard.net/orgue-saint-louis-en-l-ile/
(6) www.foyerdelame.fr/concerts/
(7) www.blumenroeder.fr/pages/orgues-d-eglise.html?idArt=14
(8) cantates-bach-paris.com/camerata.html
www.concertclassic.com/article/georges-guillard-dirige-la-camerata-saint-louis-de-paris-la-passion-selon-saint-matthieu
Site Internet
Benjamin Alard
www.benjaminalard.net
Photo © Bernard Martinez
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