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Cap sur le Ring - Une interview de Philippe Jordan
L'événement est de taille : l'Opéra National de Paris présente cette saison et pour la première fois depuis 1957, le Ring complet, dans la mise en scène de Günter Krämer. Pour diriger ce monument wagnérien, programmé en morceaux en 2009-2010, Philippe Jordan, l'un des chefs les plus doués de sa génération, heureux directeur musical de l'institution lyrique parisienne, retrouve ses instrumentistes et une distribution légèrement modifiée par rapport à l'originale. En pleine répétition, le chef a accepté de répondre à nos questions, avec son amabilité coutumière et un esprit toujours en éveil.
Une interview exclusive pour Concertclassic.
La saison 2012-13 de l'Opéra National va bientôt vivre à l'heure wagnérienne, puisque vous allez y diriger à nouveau le Ring, séparément d'abord, à partir du 29 janvier, puis dans son intégralité entre le 18 et le 26 juin. Qu'est ce qui a changé dans votre approche générale de l'œuvre, dans votre manière de l'appréhender intellectuellement et physiquement, par rapport à votre « galop d'essai » de 2009-2010 ?
Philippe Jordan : Il y a plusieurs aspects à prendre en compte : le fait d'avoir vécu cette expérience, ici avec cet orchestre, est tout à fait particulier, car nous avons pratiquement appris à nous connaître, à développer notre relation, avec la Tétralogie. J'ai dû installer avec ces musiciens un mode de travail, les amener vers un répertoire que je connaissais à peine mieux qu'eux, pour l'avoir très peu abordé auparavant. J'avais pu constater entre les premières répétitions de L'Or du Rhin et celles de Siegfried combien les équipes avaient progressé et combien l'évolution était flagrante. Entre temps nous avions joué Les Noces de Figaro et Ariadne auf Naxos et le rapport de confiance avait pu être établi. Nous savions que nous pourrions bientôt aller plus vite et gagner du temps. J'ai constaté avec bonheur la semaine dernière, que la seconde équipe avec laquelle j'ai repris L'Or du Rhin était prête.
Les instrumentistes avaient tout en tête, je n'en revenais pas. Je pensais qu'il allait falloir reprendre de nombreuses choses et j'ai réalisé qu'ils étaient déjà devant les notes. Désormais lorsque nous débutons une phrase, nous savons où elle va nous conduire et nous n'avons plus qu'à formuler l'idée qui va l'accompagner, tout de suite. J'ai également appris comment faire pour que le son remplisse correctement la salle, car la répétition est une chose, mais la représentation en est une autre, surtout lorsque l'on arrive à Siegfried et au Crépuscule, qui équivalent à une révolution orchestrale par rapport à L'Or du Rhin.
Entre votre première expérience wagnérienne parisienne et cette reprise, vous avez eu l'opportunité de diriger Parsifal à Bayreuth, l'été dernier. Qu'est-ce que cela a apporté à votre direction ?
P. J. : Je n'imaginais pas que cette expérience serait si importante. Si l'on souhaite y réaliser un bon travail et remporter un certain succès, il faut tout d'abord comprendre cette machine incroyable, car l'acoustique de ce lieu vous oblige à jouer de façon particulière. Il faut le savoir avant d'imaginer pouvoir mettre ses propres idées en marche ; le chef qui se rend à Bayreuth avec des certitudes, en imaginant que son Parsifal ressemblera exactement à ce qu'il a ressenti devant la partition, n'aura aucune chance de réussir.
Il faut savoir comment fonctionne le lieu, puis servir au mieux la musique en essayant d'y insérer sa propre personnalité. L'acoustique nous contraint à abandonner tout contrôle, ce qui pour un chef est très déstabilisant, car nous ne savons jamais comment le son va parvenir dans la salle. Par manque de temps, j'étais dépendant de mes assistants qui me disaient par téléphone comment ils percevaient les sons et, comme tout le monde, je suis allé écouter mes collègues pour me rendre compte par moi-même des particularités de la salle. Cela pourrait paraître frustrant, mais le travail est exaltant. J'ai à plusieurs reprises eu le sentiment que l'orchestre jouait trop fort, mais comme ce n'était pas la réalité, j'ai dû trouver un équilibre. Les instruments peuvent parfois couvrir les chanteurs sans que nous le voulions, ce qui nous amène à de subtiles retouches. Le son de l'orchestre est proche de celui de la Bastille, où la fosse est très profonde ; il faut donc jouer plus fort pour mieux projeter le son et faire frissonner le public quand cela s'impose.
A Bayreuth il est important de donner un peu plus de substance, tout en alternant forte et piano et surtout articuler les petites notes, exagérer leur prononciation, comme au Conservatoire. Jouer à Bayreuth m'a également fait réfléchir au choix des tempi, car la tradition veut que Parsifal célèbre le son, alors que Wagner préconise d'aller vite. J'ai beaucoup appris de Christian Thielemann, connu pour sa lenteur, alors que son Ring m'a surpris par sa vitesse. Bayreuth, m'a-t-il avoué, l’a forcé à s'adapter et à changer sa manière de diriger.
Pour des raisons de calendrier et de dispositions, la distribution qui a été choisie cette saison est quelque peu modifiée par rapport à l'originale, notamment les rôles de Wotan, de Siegmund, de Sieglinde et de Brünnhilde. A votre avis, que vont apporter ces changements en termes d'unité, de timbre, de couleur et d'interprétation, à l’architecture initiale que vous avez conçue avec votre orchestre ?
P. J. : Nos premières distributions ont assuré un très bon travail et tout s'est bien passé avec chaque interprète. Nous savions pertinemment que l'année Wagner allait être un casse-tête, car les bons chanteurs ne peuvent pas tous être disponibles au même moment. Nous avons voulu garder la majorité de nos artistes, pour ne pas devoir recommencer à zéro, mais je vois d'un très bon œil le fait d’accueillir de nouvelles personnalités car elles vont apporter un air frais, qui ne peut être que bénéfique à la production.
Certains interprètes comme Sophie Koch, qui a chanté Fricka et Waltraute a, entre temps, développé sa carrière wagnérienne en incarnant à nouveau Fricka, mais également Venus, tandis que Günther Groissböck, grande basse autrichienne, revient après Bayreuth pour chanter Fafner et Hunding sans doute différemment.
Outre la concentration, la résistance physique et mentale, quelle préparation demande ce véritable marathon musical ?
P. J. : La direction veille à ce que le planning respecte des temps de repos nécessaires entre les spectacles : trois jours entre les représentations sont indispensables. Deborah Polaski aimait à dire qu'il lui fallait un jour de silence, un jour pour vivre, puis un nouveau jour de silence avant de pouvoir retourner sur scène. Les voix doivent se reposer. Sinon le jour J, on se réveille tard, on travaille un peu, on se recouche et l'on va jouer. Lors de la représentation l'orchestre doit également pouvoir se détendre entre chaque acte, les lèvres des bassonnistes et des cornistes doivent récupérer. L'équipe doit être en forme si elle veut donner le meilleur.
Parmi la quantité de témoignages sonores qui nous sont parvenus, quels sont ceux qui vous ont fondamentalement aidé à comprendre le Ring, à en percer les mystères, et pour quelles raisons ?
P. J. : Les deux versions les plus fascinantes sont pour moi celle de Karajan à Salzbourg, avec le Philharmonique de Berlin, et celle de Boulez à Bayreuth en 1980. Il faut essayer de se remettre dans le contexte, car en 1967, Karajan faisait preuve d'une modernité incroyable pour l'époque, où l'on était habitué à entendre jouer Wagner, entre forte et fortissimo ; il fallait avoir du courage pour proposer d'alléger la texture, de mettre à jour les sonorités « chambristes » et « impressionnistes » qui sont soulignées depuis. Et imposer pour la première fois un « Winterstürme » chuchoté par le plus grand ténor du moment, Jon Vickers, pour faire sonner cette page comme une déclaration d'amour, est tout à fait extraordinaire. Il fallait oser cela, nous avons tendance à l'oublier. Essayez d'imaginer la réaction du public dans la salle, découvrant un Or du Rhin détaillé aussi minutieusement et Crespin dans Brünnhilde, juvénile et fragile, à l'opposé de Nilsson, magnifique !
Et Bayreuth 1980 ! Vous vous rendez compte que nous profitons aujourd'hui encore du travail de Boulez. Il fut le premier à exiger un piano de la part de l'orchestre qui ne le voulait pas et il a dû lutter contre cette tradition. Son interprétation est exceptionnelle. J'aime également celle de Karl Böhm pour son sens théâtral et ses tempi, le live n'est pas parfait, mais le drame y sourd de manière somptueuse, plus que chez Karajan qui célébrait en privilégiait la beauté du son. Böhm reste naturel, simple et direct.
L'été prochain vous ne serez pas à Bayreuth, mais invité dans une autre place forte de la musique, Salzbourg, pour fêter Wagner en compagnie de Christopher Ventris, d'Emily Magee et de Sophie Koch, réunis pour une exécution de Rienzi, œuvre de jeunesse que le compositeur a toujours refusé de voir représentée au Festspielhaus. En quoi résident ses principales difficultés ?
P. J. : Il est clair que Rienzi n'est pas une œuvre de la maturité, il faut accepter de la cataloguer parmi le « Grand Opéra » dans l'esprit et la lignée de Meyerbeer. Certains aiment à dirent qu'il s'agit du « meilleur opéra de Meyerbeer » et je suis d'accord, même si j'ai honte de le dire ici, à l'Opéra (rires), mais je reconnais volontiers que Wagner n'existerait pas sans lui, c'est une évidence. J'avoue avoir hésité avant de donner mon accord et je constate pour l'avoir étudié, qu'en réalité, tout le génie de Wagner s'y trouve en germe. Nous sommes loin de Tristan ou de Walküre, mais on peut y déceler le futur Vaisseau fantôme, un peu de Tannhäuser et de Parsifal, ainsi que quelques passages qui annoncent Lohengrin : c'est fascinant.
Wagner affirme déjà un instinct et un sens théâtral de tout premier ordre et montre qu'il est capable d'absorber tout ce que Meyerbeer a mis en place avant lui, en utilisant tous ses effets, ses registres, pour mieux les transcender. Tout le monde connaît l'ouverture et la fameuse trompette qui, comme dans Fidelio, glace le sang, tel un signal ; à la fin du premier acte elle réapparaît à un moment idéal, ce qui montre combien Wagner avait en lui un sens du drame, inné.
Il est également, déjà, un grand mélodiste et un excellent architecte. On peut reprocher à Rienzi sa longueur, mais le déroulement de l'intrigue et sa logique me plaisent beaucoup, ainsi que la caractérisation des personnages. Cette œuvre parfois controversée est précieuse pour comprendre l'évolution de Wagner et de son génie.
Propos recueillis par François Lesueur, le 22 février 2013
Wagner : Le Ring
Du 29 janvier au 26 juin 2013
Paris – Opéra Bastille
- L’Or du Rhin, du 29 janvier au 12 février
- La Walkyrie, du 17 févier au 10 mars
- Siegfried, du 21 mars au 17 avril
- Le Crépuscule des Dieux, du 21 mai au 23 juin
Cycle intégral, les 18, 19, 23 et 26 juin
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Photo : Vincent Lignier
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