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Carmen d’Antonio Gadès – Sans fioriture – Compte rendu

 

Il y a une quarantaine d’années, lorsque Carlos Saura, fasciné par l’écriture chorégraphique et la personnalité d’Antonio Gadès, tourna Noces de sang et Carmen, et que la compagnie du danseur venu d’Alicante commença de courir le monde, ce fut un choc, car Gadès allait devenir pour le flamenco, cet art si resserré, mais bradé, un peu ce que Béjart apporta à la danse classique : la lançant sur les plus grandes scènes alors que sa vocation semblait tout autre. Et même si l’impact s’en est trouvé un rien modifié, l’aventure continue, vingt ans après la mort du créateur inclassable : à preuve cette triomphale tournée que la Compagnie de ballet Gadès, dirigée par Stella Arauzo et soutenue par la Fondation Gadès que fait vivre sa veuve Eugenia Eiriz, vient d’effectuer en France et achève au Zénith de Nantes, avec ses 9000 places. Partout guichet quasi fermé, c’est dire.
 

© Jesús Vallinas
 
Une sexualité brute, animale, féroce
 
Et pourtant quelle austérité, quelle absence de concession à la mode, à la facilité, à la fioriture, au spectaculaire dans cette transposition de la nouvelle de Mérimée, avec des temps forts empruntés à Bizet,( où l’on retrouve avec délices des bouffées de la voix de Regina Resnik) et des séquences soutenues par des chanteurs traditionnels, sans parler des moments de pure percussion corporelle ou scandée par des bâtons. Car le flamenco de Gadès est bien différent des séquences intimismes ou glamoureuses des patios de Grenade et Séville. Pas de robe trop froufroutante pour cette Carmen, peu de cambrés, peu de sensualité mais plutôt une sexualité brute, animale, féroce et pourtant tendue. Les jupes sont plutôt des hardes que de frémissants volants, sauf la robe de Carmen, qui claque rouge, comme une évidence.

 

© Jesús Vallinas

 
Une précision sans pathos
 
Racontée comme se passant dans un atelier de danse, l’histoire place le héros en maître de ballet, exactement comme Béjart aimait à le faire. Tout est ici tracé à la pointe de navaja, à l’implacable précision horlogère, à l’alternance rythmique des bâtons, des talons, des claquements de mains.  Quand Gadès crie son amour, cela rassemble à de la haine, et quand il crie sa haine, il frappe le monde. Certes, il manque aujourd’hui, même si les danseurs sont fantastiques de rigueur et d’engagement,  la sauvagerie monstrueuse de Cristina Hoyos, autrefois reine de la compagnie, et qui avait l’air d’un démon femelle. Certes Don José, un peu aseptisé, ne peut rivaliser avec Gadès lui-même, avec sa figure de loup des sierras, son regard aigu, sa silhouette tendue comme une lame. Mais la violence est là, fascinante et réglée de façon horlogère, violence froide qui toujours évite le pathos et se répand en équations de figures quasi mathématiques. Et la fabuleuse technique de pied envoûte, en un martèlement quasi militaire, notamment dans cette séquence d’ouverture où les danseurs tracent des figures géométriques, taconeos élaborés avec le parallélisme d’un tableau de Mondrian : moment sans doute le plus saisissant du spectacle.

 

© Javier Del Real

 
Eloge de la liberté
 
Peu d’émotion dans les ébats, et l’on sait que dans le flamenco les danseurs se reniflent plus qu’ils ne se touchent, juste en vagues frôlements. Et des assauts, des duos qui ressemblent à ceux de bouquetins se battant à coups de cornes. Aucun lyrisme, pas de séduction facile, car il ne faut pas s’attendrir, seulement constater avec hauteur la terrible âpreté de la condition humaine.
Car Gadès, à coups de talons, revendique, il clame en faisant de ses danseurs des étendards qui mènent à la mort même s’il y a des scènes rieuses où il s’amuse à pasticher les réjouissances fétiches des espagnols, comme celle de la taverne. La conception est austère, le résultat coupe le souffle. Un ballet d’acier, sans tentative de séduction car les jambes écartées des danseuses n’on rien de commun avec les ondulations des almées orientales. Elles ne sont que femelles agressives, hormonales, animales et surtout libres. Libre, le maître mot du communiste Gadès : un désir fou qui le conduisit vers quelques destinations intellectuellement trompeuses, Cuba notamment, où il est enterré. Mais il reste de lui le meilleur, cette  implacable géométrie mouvante, ascétique, qui universalise un art dont il n’a pourtant pas détourné l’essence. Tour de force.
 
Jacqueline Thuilleux

 

Carmen d’Antonio Gadès – Paris,  Salle Pleyel, le 22 mars 2025 ; prochain et dernier spectacle 25 mars 2025 au Zénith de Nantes. www.zenith-nantesmetropole.com
 

Photo © Jesús Vallinas

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