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Carmen par l’Orchestre philharmonique de Strasbourg – Coup de Trafalgar – Compte-rendu

 
Il y a quelques années, John Nelson confiait en interview avoir un rêve, peut-être étonnant de la part d’un grand berliozien : il aspirait à diriger Carmen. Et il n’envisageait pas de le faire sans celle avec qui il avait enregistré Les Troyens et quelques autres très beaux disques, Joyce DiDonato se laissant persuader de devenir la bohémienne parce qu’elle se sentait en confiance avec lui. Ce vœu allait enfin être exaucé, et Warner avait tout fait pour que le concert laisse une superbe trace discographique. Hélas, il était écrit « dans le livre d’en haut » qu’il en irait autrement, et le chef américain s’est vu empêcher de concrétiser son rêve par des soucis de santé. Ce coup du sort ne sera pas pour John Nelson aussi glorieusement fatal que fut pour son illustre homonyme, on l’espère vivement, la bataille de Trafalgar : souhaitons-lui de pouvoir bientôt reprendre la baguette.
 
Photo © Nicolas Rosès
 
Le maître d’œuvre ne pouvant plus diriger, sa Carmen a renoncé à l’entreprise. Sans eux, le projet d’enregistrement fut aussi abandonné. Restaient les deux concerts prévus, qui ont bien lieu, mais de manière évidemment différente. Bonne nouvelle : le directeur musical et artistique de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg pourrait les diriger, le premier opéra confié à Aziz Shokhakimov au cours de sa carrière ayant précisément été Carmen, il y a une quinzaine d’années. Cette version de concert, il la mène tambour battant, parfois à une vitesse étonnante (pour le duel Don José-Escamillo, par exemple), mais avec souplesse, autorisant à sa phalange des rubatos tout à fait assumés, et avec un vrai sens du théâtre, sans jamais lâcher ses chanteurs, notamment pour leur rappeler que la partition exige un piano là où ils auraient tendance à se laisser emporter. Et comme son orchestre est une très belle formation, où l’on remarque en particulier l’élégance du pupitre de vents, cette Carmen-là offre déjà sur le plan instrumental de grandes satisfactions. Le Chœur de l’Opéra national du Rhin (préparé par Hendrik Haas) est superbe, lui aussi, de diction, de précision et d’ensemble, ici complété par sa Maîtrise, fournie et disciplinée.
 
Photo © © Nicolas Rosès
 
 
L’annonce qu’une artiste russe tiendrait le rôle-titre pouvait susciter des inquiétudes. Elena Maximova l’a beaucoup chanté, elle en a tout à fait les moyens vocaux, et elle s’exprime dans un français très correct. C’est plutôt la conception du personnage qui déçoit, indépendamment des espoirs éveillés par l’hypothèse d’une autre interprète: cette gitane toujours moqueuse, les mains sur les hanches, qui multiplie les effets en jouant avec sa robe ou sa chevelure, semble renvoyer à une image un peu datée d’une héroïne complexe. On peut aussi se demander si cette partenaire exubérante n’a pas pour effet d’inhiber l’autre pilier de l’entreprise. Par comparaison, le Don José de Michael Spyres, l’Enée et le Faust de John Nelson, semble bien réservé, même s’il délivre une admirable leçon de chant dans l’air de la Fleur, déclamé comme le plus naturel des aveux, d’une traite, culminant sur une dernière phrase prise pianissimo, avec un impressionnant soufflet sur « à toi ».
 
Photo © © Nicolas Rosès
 
L’enregistrement prévu aurait également eu l’avantage d’offrir une image du chant francophone dans ce qu’il a aujourd’hui de meilleur, tant le reste de la distribution est irréprochable. Alexandre Duhamel s’est désormais pleinement approprié Escamillo, auquel il prête une impressionnante richesse d’intentions, en incarnant le moindre mot, d’une voix jamais prise en défaut, dans une tessiture pourtant sans pitié. Elsa Dreisig est une Micaëla à la voix pure sans la moindre fadeur, superbe de pudeur sans aucune nunucherie. Adèle Charvet oublie un temps qu’elle est une Carmen pour former avec Florie Valiquette un jouissif tandem Mercedes-Frasquita.
 
Photo © Nicolas Rosès
 
Contrebandiers impeccables de Philippe Estèphe et Cyrille Dubois (comment ne pas penser au Gonzalve de L’Heure espagnole quand le ténor cisèle ici sa phrase « Le fait est délicat »?). Nicolas Courjal est un Zuniga ombrageux, qui récupère les interventions des deux officiers dans « A deux cuartos », et même celle du marchand de lorgnettes. Enfin, avec un Morales aussi somptueux que Thomas Dolié, on ne peut que se réjouir d’entendre ce moment du premier acte où l’officier décrit longuement un mari, une femme et un amant, dans cette version qui opte pour les récitatifs de Guiraud, en rétablissant certains passages traditionnellement coupés.
 
Laurent Bury

Bizet – Carmen (version de concert) – Strasbourg, Palais de la musique et des congrès, 4 avril ; prochain concert le 6 avril 2023 (20h) // https://philharmonique.strasbourg.eu/detail-evenement/-/entity/id/381159965
 
Photo © Nicolas Rosès

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