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Carte blanche à Jacques Lenot à Roubaix – Mouvements intérieurs de la musique – Compte-rendu
Il y a chez Jacques Lenot un paradoxe de l’écriture. Fidèle à une technique sérielle qu’il a entièrement faite sienne, le compositeur s’attache à une esthétique de la précision, à une notation rigoureuse, la quête de la note juste, qui semble ne rien devoir laisser au hasard. Pourtant, il y a tout un monde au-delà de la note, tout entier contenu en elle et qui se révèle par l’interprétation. Dans le cadre de la carte blanche qui lui est consacrée à Roubaix, sa ville d’élection depuis plus de vingt ans, Jacques Lenot (né en 1945) a choisi deux églises pour en donner deux illustrations qui, chacune à sa manière, explorent la dimension proprement acousmatique de la musique.
Des mondes sonores en perpétuelle métamorphose
C’est d’abord l’église Saint-Joseph, et sa longue nef néo-gothique cachée à l’intérieur des murs de brique rouge, qui accueille Il y a, installation sonore créée voilà quinze ans en l’église parisienne Saint-Eustache. La musique descend vers l’auditeur, suspendue aux haut-parleurs qui parsèment la nef. Le réalisateur en informatique musicale Étienne Démoulin, qui a entièrement repris avec le compositeur la partition informatique de cet orchestre virtuel de quatre-vingt-quatre instruments, pilote de sa tablette les mondes sonores en perpétuelle métamorphose d’Il y a, équilibrant les voix (sons de cloches, sons instrumentaux) les uns aux autres. C’est une musique de la permanence, où chaque moment semble s’imprimer dans l’oreille de l’auditeur : une musique insaisissable mais dont le chemin semble parfaitement tracé, imprévisible mais assuré.
Perdre la mesure, aborder l’immensité
Le lendemain, c’est en l’église Saint-Martin qu’est donnée la création de Misti Organ Music, une œuvre de 2005 dont s’est emparé l’organiste Jean-Christophe Revel, fidèle interprète de la musique de Jacques Lenot dont il a créé Suppliques (2011), et enregistré également Le Livre des dédicaces (1987) et le Troisième Livre d’orgue (1995). La parenté avec Il y a est grande : là aussi il s’agit de perdre la mesure, d’aborder l’immensité – l’inspiration de l’œuvre et son titre viennent du volcan péruvien El Misti – dans un développement temporel méticuleusement organisé. Ici, ce sont soixante fragments de douze mesures qui construisent une grande forme d’environ une heure structurée en cinq sections, d’où sourdent, disparaissent et resurgissent figures et mouvements rythmiques. Comme toujours, Jacques Lenot laisse le soin de la registration à son interprète. Jean-Christophe Revel a pu trouver les clefs de l’instrumentation idéale dans les sonorités d’Il y a, qui a quelque chose de l’écriture pour orgue. C’est en tout cas un effet similaire que produisent les deux œuvres, qui partagent également la magie acousmatique, l’organiste étant invisible dans sa cabine au pied de l’instrument.
Un parcours sur soi-même
La carte blanche roubaisienne donnait deux autres occasions d’entendre l’écriture instrumentale de Jacques Lenot prendre vie. Son Huitième Quatuor, dédié au Quatuor Tana (auteur d’une magnifique intégrale des sept quatuors précédents sur le label L’Oiseau Prophète) a été composé en deux mois, de février à avril 2023. C’est un chef-d’œuvre. Sa durée, un peu moins d’une demi-heure, est juste le temps nécessaire d’un parcours sur soi-même. Dans le premier mouvement, le violoncelle déploie son chant entêtant, magnifiquement conduit par l’archet de Jeanne Maisonhaute, au milieu de la conversation, bruissements comme lancés au hasard par les trois autres musiciens. Au long des trois mouvements, cette ligne voyagera, portée par l’alto – Takumi Nozawa, arrivé à l’automne, a parfaitement trouvé sa place au sein du quatuor – puis les violons (Ivan Lebrun puis Antoine Maisonhaute). Cette traversée change profondément le paysage, sans grand geste pourtant : dans le troisième mouvement, alors que la mélodie, désormais au violon, trace sa ligne sans élever la voix, la conversation du reste du quatuor se fait plus affirmée, plus sereine, ses motifs sont plus compacts, mais là non plus sans ostentation. Le Quatuor Tana, impeccable, fait sentir les mouvements intérieurs de la musique, comme il l’avait fait auparavant dans le Quatuor « Lettres intimes » de Janáček, choisi par Jacques Lenot.
L'au-delà des miroirs
On retrouve ce rapport passionné du compositeur aux musiques qui l’ont précédé dans ses Nachtszenen, dernière création de ce week-end exceptionnel, qui sont revendiquées comme un hommage à Schumann. Sans y apparaître littéralement, ce dernier surplombe la musique, s’impose en filigrane sur l’écriture de ces trois cahiers de sept pièces chacun. Vingt-et-un mouvements donc, où la virtuosité demandée aux douze instrumentistes de l’ensemble Sturm und Klang et à leur chef Thomas van Haeperen est constante mais s’efface derrière la force de l’imaginaire convoqué par Jacques Lenot. On retient de ces scènes d’un théâtre onirique, où bois et cordes viennent ombrer tour à tour leurs lumières, des alliages fugaces de sonorités ou, au contraire, un temps suspendu. Il y a, surtout, cette façon imparable du compositeur de parler au cœur, à l’âme, à l’être. La musique agit : l’avant-dernière pièce, avec son chant de la contrebasse posé sur les ténèbres aigus des cordes – non sans parenté avec celui du violoncelle dans le Huitième Quatuor – ouvre grand les portes du rêve ou de l’au-delà des miroirs.
Jean-Guillaume Lebrun
Carte blanche à Jacques Lenot – Roubaix, églises Saint-Joseph et Saint-Martin, Conservatoire, Hôtel de Ville, 16 & 17 mars 2024.
Site du compositeur : www.jacqueslenot.net
Photo © Florian Chavanon
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