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Cendrillon de Massenet selon Mariame Clément à l’Opéra-Bastille – Au pays de la Fée Electricité – Compte-rendu
La France a assurément en Mariame Clément un metteur en scène de première envergure. Depuis près de vingt ans cette française qui a choisi les Etats-Unis puis l’Allemagne promène son intuition forte, ses visions riches, intelligentes, nourries de références historiques autant que de réflexions acérées, sur une quantité d’œuvres lyriques et montre qu’elle sait trouver l’aiguille dans la meule de foin, sans pour autant la retourner. A l’Opéra de Paris, ce fut Hänsel und Gretel en 2013 et, décidément dans une saison ouverte à Massenet avec récemment un Manon moins heureux griffé Vincent Huguet (1), voici sa vision plus que sidérante d’un chef-d’œuvre qui a moins cours que Werther, Don Quichotte ou Thaïs.
Ou comment trouver son chemin dans une œuvre bizarre, plus que barbouillée, contrastée, riche d’une écriture en perpétuelle mutation, dont l’art de plaire si caractéristique de Massenet devient véritablement enivrant, après avoir frôlé l’exaspération ? Ce conte, à une époque où le compositeur, après avoir mis de côté les héroïnes puissantes, désirait, en pleine Belle Epoque aux lascives courbes d’Art nouveau, se tourner vers un langage plus rêveur, se voit placé par Mariame Clément dans l’univers de la Fée Electricité, qui en vaut bien une autre.
Le décor du 1er acte, signé Julia Hansen, grosses machines et roues métalliques, fait penser à Eiffel ou aux autres performances qui accompagnèrent les nouvelles lumières, le tout scandé par des vignettes à la façon des livres du début du XXe siècle, avec des figurines en ombres chinoises bien proches de celles d’Arthur Rackham pour ce même conte : voici donc Cendrillon chez Jules Verne, et si l’on vidait les Galeries Lafayette, ce serait aussi un décor parfait pour le conte revisité, avec un jouissif mauvais goût. Cendrillon-Cinderella-Aschenputtel-Cucendron, ici qualifiée de son prénom Lucette, et non simplement de son surnom péjoratif, sort de quelque Pot bouille de Zola, à la façon d’un Maupassant admirateur de Massenet et qui, dans la bouche d’un de ses héros, vantait son aptitude à marier dans son écriture, hésitations et tentatives en tous genres, ce qui lui donne une souplesse incomparable.
Le conte revisité par Massenet, déjà, suit l’original (ou plutôt les originaux) d’assez loin, puisqu’il se libère de l’illustrissime et drôlatique séance d’essayage de pantoufle de verre, et choisit, après leur brève rencontre, de transporter dans un univers rêvé les deux jeunes gens qui se sont perdus et manquent en mourir, avant, enfin, de les réunir. Au premier acte, on est agacé : que de franchouilleries un peu niaises, de conflits grotesques et convenus entre la marâtre et son lâche mari, tandis que Cendrillon, miteuse, n’est pas exagérément maltraitée, contrairement au chef-d’œuvre de Walt Disney. Elle est juste grise, avec son balai et sa vie bête. « Reste au foyer, petit grillon » chante-t-elle avec résignation.
Mais Massenet n’est pas Offenbach et n’est pas doué pour faire rire. Peu importe, Mariame Clément fait mouche, et transforme les deux sœurs en poupées rose bonbon d’une laideur abyssale - bravo encore Julia Hansen - mais qui détendent et annoncent le bal, totalement farfelu. La musique continue, elle, de se dérouler sans grandes couleurs, tandis que dans la cadre d’un casino belle époque, le couple va se former de la façon la plus cocasse qui soit : Cendrillon étouffe dans sa ridicule robe de bal, ses escarpins lui font mal. Le prince, lui, tout débraillé, la débarrasse de ses affutiaux et voici les amoureux enfin libres, au-delà des contraintes sociales et du paraître qui les étouffe. Pendant qu’ondulent les autres poupées roses, « immondes meringues », comme disait Christine Scott-Thomas dans l’iconique Quatre mariages et un enterrement.
Puis tout bascule, et Massenet devient le meilleur de lui-même : avec le duo dans la forêt où les amoureux perdus se parlent, se sentent sans se voir, c’est vers une extase sensuelle très ambiguë que la musique s’élève, tandis que la fée leur interdit le contact tactile. Tout le cocasse forcé, le tarabiscotage des scènes précédentes s’épure et se mue en un entrelacement des voix et des âmes qui fait complètement virer l’œuvre. Même si l’ambiance est celle du rêve, c’est le souffle de l’amour vrai, total qui embrase la musique et enveloppe l’auditeur d’une magie que peu de compositeurs, à part Wagner dans Tristan, ont su atteindre.
Après cette vibrante séquence, c’est donc dans un tout autre climat que se déroule le 4e acte, où Cendrillon, mourante, est veillée par son père, et lorsqu’à la fin, heureusement joyeuse, puisque le prince, lui aussi à l’agonie, retrouve enfin la dame de ses rêves lorsque la Fée Electricité veut bien rallumer ses ampoules, on reste étreint par cet étrange voyage, même si les acteurs gambadent sur scène pour mettre un point final à la mascarade.
Du faux baroque au franchement ridicule, du douloureux au transcendant, Mariame Clément sait superbement franchir les obstacles de ces ruptures de ton et leur donner un sens, plus qu’une fin, d’autant que la baguette du chef Carlo Rizzi, au départ peu concernée - on attendait en vain les langoureuses volutes de l’écriture de Massenet au premier et au deuxième acte – plonge elle aussi dans cet état de griserie, et fait vibrer l’Orchestre de l’Opéra avec une douceur qu’on n’espérait pas.
Même constatation pour les interprètes, en dehors de la fracassante Daniela Barcellona en marâtre et de ses deux filles, qui elles, se maintiennent dans l’hénaurme du début jusqu’à la fin : tous développent leur interprétation avec une sensibilité de plus en plus convaincante. Ainsi, peu attachant au début, le père, incarné par le baryton Lionel Lhote, devient touchant au 4e acte, la soprano irlandaise Tara Erraught (photo), qui incarne Cendrillon, avec une voix à limite du juste au commencement, ne cesse de s’épanouir et de trouver ses marques au fur et à mesure de ses souffrances. Quant au Prince, confié à la mezzo anglaise Anna Stéphany (puisque le rôle d’emblée fut attribué par Massenet à une mezzo, sans doute pour créer une sorte d’unicité entre le couple d’amoureux), il-elle est assurément la révélation de la soirée, avec le charme doré d’une voix ample et chaleureuse. La Fée, elle, est inaltérable, grâce à l’acier de la voix de Kathleen Kim : éblouissante Reine du Jour qui vrille sans faille. Les éléments l’emportent-ils sur les sentiments ? En tout cas, l’odyssée de Cendrillon, à la fois pure et bigarrée, fait briller ici bien des talents. On somnolait un peu au début, mais on en redemande …
Jacqueline Thuilleux
(1) www.concertclassic.com/article/manon-selon-vincent-huguet-lopera-bastille-deception-compte-rendu
Massenet : Cendrillon – Paris, Opéra Bastille, 29 mars : prochaines représentations les 1, 4, 7, 10, 13, 16, 19, 22, 25 et 28 avril 2022 // www.operadeparis.fr/saison-21-22/opera/cendrillon
Photo Monika Rittershaus - OnP
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