Jeanne Demessieux, si célèbre et méconnue. De la compositrice, née à Montpellier le 13 février 1921, on ne connaît guère que les pièces d'orgue, du Te Deum (1957/1958), son œuvre la plus entendue, aux fameuses Études op. 5 (1944), diaboliques et fatalement moins présentes au concert. Mais elle laisse aussi de la musique pour piano (elle fut élève de Lazare-Lévy avant de se dédier entièrement à l'orgue, sous la férule de Marcel Dupré), de la musique de chambre (Sonate pour violon et piano, Quatuor à cordes), de la musique vocale et symphonique  (Cantate pour solistes, chœur et orgue ; deux mouvements de Symphonie, Oratorio pour voix et orchestre). Le centenaire de la naissance de la musicienne, emportée par la maladie le 11 novembre 1968, permet du moins de faire le point sur une vie, une carrière et une œuvre qui ont marqué l'orgue français.
 
Si l'on ne peut se procurer la très vivante biographie de Christiane Trieu-Colleney Jeanne Demessieux – Une vie de luttes et de gloire (Les Presses Universelles, 1977), on pourra consulter le site Musica et Memoria, le Bulletin n°9 de l'Association Maurice Duruflé et le Journal de la musicienne édité par la revue L'Orgue, distribuée par Symétrie (1). On trouvera aussi une multitude d'informations, documents, photos, fac-similés de manuscrits (musique, lettres), sur le site de l'organiste néerlandais Herman Van Vliet (1941-2018), dans le pays duquel Jeanne Demessieux se produisit à maintes reprises (2). Anne-Charlotte Rémond a également évoqué la personnalité de Jeanne Demessieux dans Musicopolis, en avril dernier sur France Musique (3).
 

Un important legs discographique
 
La renommée de l'organiste tenait notamment à une virtuosité exceptionnelle, à tel point vantée que l'interprète en était souvent minorée, situation particulièrement injuste qui, souvent, est le lot des virtuoses. Le legs discographique de Jeanne Demessieux interprète est pourtant de première importance. Reprises naguère par la firme Festivo, d'un formidable Ad nos de Liszt (Victoria Hall de Genève, 1952) à son intégrale Franck (Madeleine, 1959), ses gravures de 1947-1967 viennent d'être rééditées par Decca, pour cette année du centenaire, en un coffret de 8 CD, dont quelques inédits de la BBC (4). Quant à son œuvre d'orgue, elle a notamment fait l'objet de plusieurs intégrales. À commencer par celle (1971-1974) de son « disciple préféré », Pierre Labric, de quelques mois son cadet et dont on a fêté le 30 juin les cent ans ! Gravée à Saint-Ouen de Rouen et à la cathédrale d'Angoulême, cette intégrale a été rééditée en CD par Solstice en 2017 et complétée par un florilège Demessieux, toujours par Pierre Labric, capté en 1969 et 1972 à Notre-Dame de Paris, dont à nouveau les fameuses Six Études op. 5 (5). Maxime Patel a également enregistré une intégrale (2006) à l'orgue de la basilique de Waldsassen (Bavière), parue en DVD chez Fugatto (Fug 025).
 

Jeanne Demessieux en 1949 à l'orgue de la salle Pleyel © Rosardy

« An Organist for the Ages »
 
L'intérêt pour les organistes français a toujours été des plus vifs outre-Atlantique et The New York Times n'a pas manqué de célébrer le centenaire Demessieux : She Was an Organist for the Ages (6), cependant qu'un Jeanne Demessieux Centennial Tribute était organisé les 21 et 22 novembre, réunissant quatorze organistes des quatre coins des États-Unis (cf. Boulanger Initiative, 7). L'Américain Stephen Tharp – qui donnera en concert l'intégrale Demessieux à New York en janvier prochain – a lui aussi signé une remarquable intégrale (2008) à Dudelange et Rouen, coffret Aeolus de 3 CD (8) offrant en bonus la création, le 4 mai 1952 (document INA), du Poème op. 9 de et par Jeanne Demessieux à l'orgue (1930) Société Cavaillé-Coll de la Salle Pleyel (où elle donna nombre de concerts dès 1946), l'Orchestre Radio Symphonique de Paris étant dirigé par Eugène Bigot.
 

Redécouverte par Hampus Lindwall

Jeanne Demessieux, bien que leurs personnalité et parcours aient été très différents, eut en commun avec Rolande Falcinelli (1920-2006) d'être souvent « réduite » à son extraordinaire virtuosité (autre point commun : le rôle de Marcel Dupré, qui s'enthousiasma pour le talent hors normes de Jeanne Demessieux, jusqu'à une rupture brutale qui fit couler beaucoup d'encre). À la jonction des deux : Hampus Lindwall (9), professeur d’improvisation à l’Institut Royal de Musique et de Pédagogie de Namur, qui découvrit Demessieux dans les années 1990 à Stockholm puis vint à Paris étudier auprès de Rolande Falcinelli. Éclectique et se consacrant aussi bien au grand répertoire qu'à la musique contemporaine, aux mouvances rock, metal & jazz qu'aux autres formes d'art, le musicien suédois défend depuis lors en concert l'œuvre de l'une et de l'autre (le Covid a malheureusement empêché les célébrations du centenaire Falcinelli). Titulaire de l'orgue Gloton-Debierre du Saint-Esprit, immense espace inspiré de Sainte-Sophie de Constantinople, dont Demessieux elle-même fut titulaire pendant vingt-neuf ans avant d'accéder, pour trop peu de temps, à la tribune du Cavaillé-Coll de la Madeleine en 1962, Hampus Lindwall proposait le 18 novembre un hommage à Jeanne Demessieux reprenant le programme de son CD Ligia de 2011 – concert présenté par Aliette de Laleu, très engagée dans la (re)découverte des femmes musiciennes, notamment via sa chronique sur France Musique : celle du 16 novembre était consacrée à Jeanne Demessieux (10).
 
Elévation et franchise de ton
 
En ouverture, par l'Ensemble Vocal Intermezzo que dirige Claire Marchand (11), Kyrie de la Messe de Requiem de Jehan Alain : l'orgue « de chœur » du Saint-Esprit (12), sur sa haute tribune (un projet de grand orgue, en attente depuis des décennies, semble présentement avancer), fut conçu par Albert Alain et inauguré par Jehan Alain en 1934. S'ensuivirent le fameux Te Deum, gravé par Lindwall aussi bien à la Madeleine (idéal – Demessieux l'y enregistra en 1958) qu'au Saint-Esprit (instrument de dimensions naturellement insuffisantes mais bien pensé et sonnant : les fonds seuls, majestueux, emplissent l'espace, le tutti demeurant « visuellement » plus localisé en tribune – la comparaison de ces deux versions est éclairante), trois extraits des poétiques Douze Chorals-Préludes op. 8 puis le Répons pour le temps de Pâques (Victimae paschali laudes). Avant l'ébouriffante et cataclysmique Étude sur les octaves (13), qui refermait la soirée, Intermezzo fit entendre Consolamini, popule meus, motet à cinq voix inédit de 1950, tout récemment redécouvert aux Pays-Bas, merveille de conduite des parties mises tour à tour en exergue, d'une élévation et d'une franchise de ton souveraine, stylistiquement aussi française que singulière. Nul doute, il y a encore beaucoup à découvrir dans la musique de Jeanne Demessieux.
 
Michel Roubinet