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Charles Dutoit et Martha Argerich et l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo à l’auditorium Rainier III – La sensibilité et la bienveillance – Compte rendu
Dans l’acoustique généreuse de l’auditorium Rainier III, cette symphonie explosive sonne finalement bien dans l’air du temps, pour reprendre ce qu’en disait le compositeur : la force du destin pendue comme une épée de Damoclès, la mélancolie du soir, les images impalpables du scherzo tout en pizzicato ostinato, jusqu’à l’ambivalence du finale tonitruant – est-ce bien de la joie ou une course à l’abîme ? Quel bel orchestre que ce Philharmonique de Monte-Carlo ! Désormais sous la direction artistique du Japonais Kazuki Yamada, successeur entre autres d’Igor Markevitch, de Marek Janowski et de Yakov Kreizberg qui en disait, cité par Christian Merlin : « Quand je dirige un concert magnifique où mon orchestre atteint le meilleur niveau qu’il soit capable d’atteindre à ce moment-là, il est pour moi le meilleur du monde. Et cela me bouleverse ». Visiblement, la rencontre avec les monstres sacrés ressemblait pour les musiciens au beau cadeau d’un temps qui en fait peu. La volonté de proposer un concert abouti malgré le changement de programme était évidente dans le travail de peaufinage mené jusqu’aux dernières minutes par la fanfare des cuivres ou le jeune et tout récent contrebasse solo. Au triomphe final, c’était gagné : acclamations du public, révérence des musiciens pour le chef, et hommage marqué de celui-ci aux pupitres de son orchestre d’un soir.
© Jean-Louis Neveu
On imagine bien que la salle comble n’était pas venue pour Tchaïkovsky mais pour Ravel et sa vestale Martha Argerich. En ouverture, l’orchestration réalisée par le compositeur lui-même du Tombeau de Couperin, écrit à la sortie de la guerre comme un hommage à la musique française du XVIIIe siècle. Il y avait ce soir-là de la sagesse antique dans la direction de Charles Dutoit, « de la mesure en toute chose », de la fluidité. Des lignes sonores traversent les pupitres comme un frisson lancé par le chef d’un léger déhanchement ; les vents, remarquables tout au long du concert, font entendre abeilles et oiseaux lors d’une promenade en forêt printanière. On a déjà écouté des Ravel plus swing et des Ravel plus tranchants, mais rarement des Ravel donnant ainsi le sentiment d’être transporté « à l’époque », avec ce que cela suppose de timbres raffinés et de charme presque suranné. Un peu comme lorsque Jean Échenoz installe son Ravel très personnel dans les salons luxueux d’un paquebot transatlantique.
Quand Martha Argerich prend place devant le Steinway pour le Concerto en sol, il se passe quelque chose de différent, de supérieur, dont on serait bien en peine de déterminer ce qui tient à l’interprétation proprement dite et ce qui appartient à la légende vivante sous nos yeux. Parler d’âge manquerait d’élégance, mais la complicité qui lie la pianiste et le chef, musicale aussi bien que personnelle, rajoute à l’émotion de l’événement. Un hochement de tête approbateur, un regard croisé, une moue ou une ébauche de chant sur les lèvres et la musique s’échappe vers des territoires de rêve impalpable. L’orchestre lui-même semble envoûté par un Ravel pris dans la vapeur du piano. La virtuosité de Martha Argerich ne consiste pas dans le martèlement des rythmes, elle cascade pour se fondre dans la couleur sonore commune ; son jeu pianissimo est à couper le souffle, c’est-à-dire qu’on le retient de peur d’effrayer le miracle. Avec le recul, et même si d’autres s’en souviendront autrement car c’est le propre d’un concert, on en oublie les danses basques et les parades de cirque pour ne retenir de l’œuvre que le meilleur, autrement dit le plus subtil.
Regardant la pianiste et le chef revenir sur scène entre les musiciens qui les acclament, Chateaubriand aurait vu la sensibilité appuyée sur le bras de la bienveillance. À l’invitation bruyante du public et sous l’insistance souriante de Charles Dutoit qui sait combien le rôle de star dans la lumière enquiquine sa partenaire, Martha Argerich joue deux bis. Malgré les moues et les soupirs, Chopin et Bach sont offerts comme un cadeau, dans l’intimité d’un espace sonore sans commune mesure avec celui du concert : à ce moment-là, la légendaire a joué comme elle joue tous les jours chez elle, pour elle, pour ses amis – on pense fugacement à Nelson Freire – et au bord du silence pour chacun d’entre nous.
Didier Lamare
Monaco, Auditorium Rainier III, 9 janvier 2022
Orchestre philharmonique de Monte-Carlo
www.opmc.mc/
Photo © Jean-Louis Neveu
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