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Compte-rendu : Rome / Tra l’alba e il crepuscolo - 3ème Semaine de l’Orgue à Saint-Louis-des-Français (I)
Alors que la Ville éternelle célèbre le 400ème anniversaire de la mort du Caravage (1571-1610) par une exposition de grande ampleur au palais du Quirinal, la troisième édition de la Semaine de l'Orgue à Saint-Louis-des-Français rend hommage au peintre à travers son intitulé : « Entre aube et crépuscule », l'orgue Merklin se faisant l'intermédiaire entre la blanche et colossale façade de San Luigi, chef-d'œuvre de stabilité et d'harmonie érigé en lumineux travertin par Giacomo della Porta à l'apogée de la Renaissance tardive, entièrement rénovée et tout récemment inaugurée, et les trois toiles du Caravage, maître de l'ombre et de la lumière, dans cette cinquième chapelle de gauche qui vaut à San Luigi plus d'un millier de visiteurs quotidiens…
De nouveau cinq concerts, un tous les deux jours, autour du week-end du 1er mai, avec pour commencer le titulaire des lieux et directeur artistique de la manifestation, Daniel Matrone. Contrairement à l'édition 2009 qui avait permis de l'entendre dans un programme uniquement consacré à ses propres compositions, le récital du 28 avril 2010 fut déroutant ou le fameux Adagio (ici nécessairement plus allant, lyriquement chantant) comme dans les mouvements extérieurs, vigoureusement structurés mais sans velléité de grandeur appuyée.
D'origine italienne (Ischia et Naples) mais natif d'Algérie, Daniel Matrone entretient depuis toujours une relation quasi ésotérique avec l'œuvre de Saint-Saëns, résident d'Alger. Lui-même (avant tout peut-être) pianiste, il a transcrit pour orgue l'étrange Mazurka n°3 en si mineur op.66 de Saint-Saëns (1882), page d'une envoûtante mais facétieuse poésie à travers laquelle le compositeur semble prendre plaisir à éprouver ou faire vaciller le jugement de l'auditeur – on ne sait trop sur quel pied danser cette mazurka, suprêmement construite-déconstruite jusqu'à s'abîmer dans l'intangible – un voyage à part entière, l'un des thèmes de prédilection de l'interprète, ici magnifié par d'inventifs (et périlleux) assemblages de timbres gardant à l'orgue la légèreté de touche du piano sans sacrifier le mystère propre à l'instrument à tuyaux. À Saint-Saëns répondirent le titan Reger (très présent dans la discographie de Matrone) et sa Toccata et Fugue op.59 (1901), la liberté absolue du premier volet enchaînant sur une élaboration dont l'amplification contrapuntique culmine dans une suite d'accords – signature de Reger – déclinant, des plus entières aux plus complexes, toutes les nuances de la lumière.
Pour refermer son récital, Matrone proposa deux de ses œuvres, complémentaires : l'une faussement mais savamment tournée vers le passé – Cantilène à la mémoire de Camille Saint-Saëns – continuation du voyage dans le temps, non pour le remonter mais pour venir jusqu'à nous ; l'autre, Carillon crépusculaire, telle une réponse au souffle puissant, mais tout en demi-teintes, aux toiles du Caravage. Pas de doute, ce premier récital, tel un clair-obscur musical, répondait on ne peut mieux au fil rouge suggéré pour cette IIIe Semaine de l'Orgue.
Dans une parfaite continuité expressive et sensible, l'organiste italien – merveilleusement et musicalement francophone – Giulio Mercati (photo) poursuivit, le 30 avril, avec une élégance et une classe de chaque instant cette veine élégiaque et romantique propre, en définitive, à tous les temps. Continuiste de talent, maestro preparatore de nombreuses productions lyriques à Milan, où il est organiste titulaire de la basilique San Vincenzo in Prato, directeur du Gruppo Vocale « San Bernardo », philosophe (thèse d'esthétique musicale) et musicologue, Giulio Mercati est également compositeur – orgue et musique vocale principalement. Science et savoirs académiques n'ont en rien entamé la fraîcheur et le caractère lumineux de son approche musicale, le rôle primordial du chant, reflet de ses multiples activités, étant apparu telle une évidence. Impossible d'imaginer orgue d'une plus lyrique plénitude, l'interprétation de Mercati se révélant sous-tendue d'une inépuisable cantabilità adaptée à tous les styles abordés.
Son goût d'une ligne pure et décantée s'affirma d'emblée dans le Prélude de l'Acte I du Lohengrin de Wagner transcrit par Edwin Lemare, maître du genre. Début, sous les doigts de Mercati, d'un approfondissement sobrement agencé de la riche palette des jeux de fond du vénérable Merklin, nourri d'un jeu au plus profond des claviers – mis en lumière par la retransmission sur grand écran dans le chœur, à la beauté du son correspondant, toute sobriété, celle des mains. Son intérêt, entre autres, pour notre musique, explorée auprès de maîtres français, tel Jean Boyer, trouva à s'exprimer dans un 1er Choral de Franck ciselé, épuré, d'une exemplaire tenue – ou parfois retenue, dirent certains, surcroît d'équilibre et de distinction dont Franck bénéficia jusqu'à l'embrasement final, idéalement proportionné et conforme à l'esthétique du Merklin de San Luigi, utilisé de façon optimale tout au long du récital.
De Guilmant, qui en 1881 inaugura l'orgue de Saint-Louis-des-Français, Mercati proposa la 3ème Sonate (1892), belle et concise, schumanienne et pianistique dans son Prélude, complexe et rythmiquement incisive dans son finale initialement fugué, délicate de mise en œuvre dans son Adagio médian – insipide pour qui ne sait chanter, en l'occurrence infiniment séduisant, de timbre comme de ligne : le chant, toujours, don le plus sensible de Mercati.
Décence et même légèreté furent au rendez-vous dans ce monument qu'est la fantaisie de choral Wie schön leuchtet der Morgenstern op.40 n°1 (1899) de Max Reger, créateur d'un univers également prisé de Mercati. Structure complexe d'une restitution parfaitement assumée, équilibre des masses, noblesse et fermeté de l'élocution, clarté des formes et des procédés d'écriture se succédant avec une déconcertante facilité – jusqu'à ces trilles parallèles du début de l'ultime section en fugato, fascinants de précision et d'agilité, comme si la traction mécanique (avec machines Barker) des claviers n'était d'aucun poids, ce qui est loin d'être le cas !
Un bis vint conclure ce programme, transcription par Lemare de l'air de Wolfram du Tannhäuser de Wagner. Le chant roi, comme il se doit : un enchantement, au sens quasi wagnérien du terme.
Changement partiel d'univers le dimanche 2 mai avec le récital de Marie-Ange Leurent, titulaire des orgues de Notre-Dame de Lorette à Paris, tribune en lien avec le fameux sanctuaire de Loreto – les églises françaises de Rome dépendent des « Pieux Établissements de la France à Rome et à Lorette » – via le Festival Organistico Lauretano dont la programmation incombe à Giulio Mercati. Mois de mai, mois de Marie, tel était le sous-titre d'un programme qui n'en avait pas moins de quoi surprendre à Rome, où l'on ne fait guère de place aux femmes organistes, rares et peu reconnues, et moins encore aux femmes compositrices. Complétant l'intitulé de son récital d'un éloquent Hommage féminin, Marie-Ange Leurent fit entendre des œuvres très rarement jouées.
Deux éléments d'importance : la composante « orgue classique français » du Merklin de Saint-Louis, très convaincante (anches claires et franches, plein-jeu lumineux), et un climat pastoral infiniment poétique. Marguerite Thiery (seconde moitié du XVIIe siècle) ouvrit le feu avec le Magnificat du 5ème ton de son Livre d'orgue, succession de pièces concises et d'un bel équilibre mettant en valeur les mélanges traditionnels de « l'orgue parisien » du Grand Siècle, suivie de Clara Wieck-Schumann puis, à mi-chemin, d'Alexandre-Pierre-François Boëly : à la jonction entre classicisme et romantisme. Troisième femme compositrice de ce programme (plus longuement évoquée par Hampus Lindwall dans le 4ème récital) : Jeanne Demessieux, se situant dans la droite ligne des classiques avec ce singulier Adeste Fideles, jusqu'à ce que le propre temps de Demessieux fasse brusquement irruption au cœur de cette pièce captivante.
Thématique féminine également dans les œuvres « masculines » qui suivirent : Stabat Mater dolorosa de Guilmant (variations ici plus resserrées du fait de l'absence de plain-chant) puis Ave Maria d'Arcadelt de Liszt, où l'on se sentit transporté dans la mythique campagne romaine. Avant de retrouver Liszt et Wagner pour une Marche des pèlerins de Tannhäuser restituée avec force et gravité, somptueusement romantique, Marie-Ange Leurent en introduisit le climat dense avec une Communion de Mel [Mélanie] Bonis (1858-1937), dont on redécouvre l'œuvre d'orgue et la musique de chambre, également au disque.
L'avant-dernière pièce, « de transition » comme dans le cycle dont elle est extraite, fut, en création, le Pange lingua d'Éric Lebrun, page décantée mais au climat très prenant, l'un de ses Vingt Mystères du Rosaire op.10 (violon, violoncelle, harpe, orgue dans diverses configurations) : le cycle intégral sera créé dimanche prochain 9 mai à Notre-Dame-de-Lorette à Paris.
Bien que restant pour ainsi dire en lien avec la peinture, la pièce terminale passa du Caravage à Francesco Bassano et son Assomption de la Vierge qui orne le maître-autel, symétrique de l'orgue à l'autre extrémité de l'église, réalisée en 1589, ultime année des travaux de construction et d'aménagement de Saint-Louis-des-Français : Paraphrase-Carillon de l'Office de l'Assomption de Charles Tournemire (office n°35, op.57, de L'Orgue Mystique, 1927-1932) – grande page d'apparat entre grégorien le plus sobre et envolées effrénées, d'une flamboyante virtuosité trahissant chez le compositeur une inquiétude, presque une instabilité lui ayant inspiré ses plus grandes constructions. Conclusion façon vent de l'esprit d'un récital merveilleusement habité, confirmant un sans faute parfait dans la programmation de cette IIIe Semaine de l'orgue romaine.
Michel Roubinet
Pour une présentation succincte du patrimoine organistique romain, cf. compte rendu du 9 mai 2009 :
http://www.concertclassic.com/journal/articles/actualite_20090509_2594.asp
IIIe Semaine de l'Orgue à Saint-Louis-des-Français, Rome, 28 & 30 avril, 2 mai 2010.
Concerts suivants : Hampus Lindwall (Stockholm/Paris) le 4 mai ; Olivier Vernet (Monaco) & Cédric Meckler le 6 mai.
Sites Internet :
Semaine de l'orgue à Saint-Louis-des-Français, 28 avril – 6 mai 2010
http://www.settimanadellorgano.it/
Rivages incertains… (CD d'œuvres de Daniel Matrone) :
http://www.ayre-records.com/
Giulio Mercati
www.giuliomercati.it
Marie-Ange Leurent & Éric Lebrun
http://www.ericlebrun.com/
Les cinq églises françaises de Rome
http://www.saintlouis-rome.net/leseglises.php
Manufacture d'orgues Tamburini (Crema)
http://www.tamburini.org/
Orgues des principales églises de Rome (en italien)
http://digilander.libero.it/organoacanne/persoqualcosa/page3.html
Exposition Caravage, 20 février – 13 juin 2010
http://www.scuderiequirinale.it/
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Photo : Giulio Mercati
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